Maman m'ayant demandé d'aller faire des courses, j'étais en route vers le supermarché lorsque je rencontrai Sakoto.

Elle m'apprit qu'elle aussi avait été envoyée acheter quelques petites choses.

Nous avions donc décidé d'y aller ensemble.

En lisant chacune la liste de courses de l'autre, nous pouvions nous amuser à imaginer le repas du soir, c'était très rigolo.

Apparemment, la mère de Satoko comptait faire du poisson et des légumes en ragoût.

Quant à nous, ma mère comptait faire des hamburgers.

Satoko

— Eh bien ma foi, je vous envie, très chère !

Satoko

Le poisson, passe encore, mais j'ai bien peur que ma mère veuille nous resservir du potiron.

Nous en avons mangé l'autre jour et il en reste encore beaucoup...

Rika

— ... Je parie que tu en auras encore ce soir.

Ma pauvre petite☆!

Satoko

— Je trouve quelque peu déprimant de savoir quelle torture m'attend ce soir dans mon assiette...

Hahhh…

Rika

— ... Miaou☆?

Je te trouve bien difficile, Satoko. Comment peux-tu t'offusquer de recevoir du bon potiron ?

Satoko

— Mais enfin, très chère, vous devez bien avoir des aliments qui vous plaisent moins que d'autres ?

Il me souvient de quelques gâteaux fourrés et autres choux à la crême que vous n'aviez pas l'air d'apprécier.

Rika

— ... Dans mon cas,

c'est plutôt que je fais exprès de ne pas en manger.

Lorsque j'en veux, je peux en manger plusieurs de chaque, sans problème.

D'ailleurs, j'aime aussi la tarte au potiron, nipah☆!

Satoko

— Ô rage, ô désespoir ! Mais quelle injustice ! Pourquoi êtes-vous la seule à ne pas avoir ce genre de défaut ?

J'adorais nos petites discussions et autres chamailleries.

Je considérais Satoko comme ma meilleure amie.

Avec elle, même les tâches rébarbatives me semblaient tout à fait supportables, si ce n'est même amusantes. Je détestais quand ma mère m'envoyait faire les courses, mais avec Satoko, cela devenait une simple promenade de fin d'après-midi dans laquelle, par un pur hasard, nous faisions quelques courses.

À côté du supermarché, il y avait plusieurs magasins de légumes -- saumurés ou non -- dans ce que nous appelions notre galerie marchande à nous.

La fin d'après-midi, heure préférée des ménagères pour faire les courses du repas du soir, était un peu l'heure de pointe.

Toutes les femmes au foyer de Hinamizawa ou presque s'y retrouvaient pour papoter en faisant leurs courses.

Puisque Satoko et moi avions des choses bien différentes à acheter, nous décidâmes d'aller chacun de notre côté.

Vendeur

— Bonjour, bonjour, entrez !

Ah, Dame Rika, bonjour !

Vous faites les courses ?

Ahaha, c'est gentil à vous, vous êtes une grande !

Rika

— ... Nipah☆!

Je suis une grande fille, moi, je sais faire les courses toute seule !

Vendeur

— Eh ben, Dame Rika, vraiment, bravo.

Ah, comme vous êtes une grande fille maintenant, en récompense, je vais vous donner ceci.

Dans un petit panier pendu près de la caisse, dans lequel étaient entreposés les rouleaux de pièces pour rendre la monnaie, il y avait quelques bonbons, laissés là pour le mari de la caissière, qui avait parfois des quintes de toux.

Elle en prit un et me le tendit.

C'était un de mes préférés : un bonbon au lait fraise.

Je le mis dans la poche, avec la ferme intention de me vanter devant Satoko d'avoir reçu ce petit quelque chose.

J'adorais me moquer gentiment d'elle, et aussi voir son regard envieux.

Elle avait toujours des réactions tellement excessives par rapport à mes facéties, c'était très drôle.

Lorsque j'étais avec elle, je ne pouvais jamais m'ennuyer. C'est pour ça, aussi, que j'appréciais tellement sa compagnie.

Boucher

— Tiens donc, Dame Rika, votre mère demande de la viande hachée de porc ?

Hmmm, qu'allez-vous donc manger ce soir...

Rika

— ... On va manger des hamburgers.

Avec un œuf sur le plat en forme de fleur dessus. Et ensuite je ferai des dessins au ketchup dessus !

Boucher

— Ahahahahahahaha ! Eh bien, c'est tout un programme !

Allant ainsi de magasin en magasin, je fis mes courses dans la joie et l'allégresse.

Ce fut alors que j'entendis quelques femmes murmurer entre elles.

La discussion n'était pas très tendre.

Et elle tournait autour de Satoko.

« Pour des gens qui voulaient vendre le village à l'État, ils ont le culot de rester y vivre bien longtemps. »

« Quand est-ce qu'ils comptent partir, ces gens ? »

« Ils n'ont même pas le courage de venir se montrer eux-mêmes, non mais voyez donc ça, envoyer la gamine faire les courses... »

Depuis la fameuse réunion d'information sur le plan du barrage, les Hôjô et les Sonozaki étaient devenus des ennemis jurés,

et depuis, les Hôjô se retrouvaient seuls contre tous au village.

Au tout début, encore, il y avait plusieurs familles qui pensaient comme eux, que les gens qui le désiraient devaient pouvoir céder leurs terrains.

Mais à partir du moment où les Sonozaki ont pris les choses en mains et ont déclaré que le village devait faire front, les voix dissidantes se sont peu à peu tues.

De plus, les clans fondateurs des Kimiyoshi et des Sonozaki se mirent à les chicaner et à les brimer ouvertement.

Les Sonozaki pensaient qu'en faisant un exemple des Hôjô, ils empêcheraient d'autres familles d'en arriver à penser aux mêmes idioties.

Cette façon de procéder était particulièrement efficace sur les familles vivant depuis plusieurs générations au village, et dont le seul souhait était de pouvoir mourir ici.

D'ailleurs, les personnes qui avaient approuvé les dires de M. Hôjô et qui l'avaient un peu poussé dans un rôle de leader pour promouvoir l'idée de céder les terrains avaient toutes mystérieusement disparu.

Il n'y avait plus personne pour venir ramener sa fraise maintenant, et c'est pourquoi les Hôjô avaient à subir seuls toute la colère du village.

Oui, désormais, c'était bel et bien tout le village qui en avait après les Hôjô.

Eux n'étaient pas une famille exactement aisée, et ils avaient, pendant longtemps, demandé le gel de leurs cotisations pour l'association de quartier.

En temps de paix, bien sûr, cela ne posait aucun problème, le conseil d'administration leur avait d'ailleurs dit de simplement payer lorsqu'ils le pourraient, sans fixer aucune date.

Mais depuis l'incident, il leur avait été dit de payer intégralement la somme due dans les plus brefs délais.

Ce n'était pas une somme qu'ils ne pouvaient pas se permettre de donner, mais les Hôjô n'apprécièrent pas la méthode.

En geste de défi, ils annoncèrent leur retrait de l'association.

... Ce qu'ils ne savaient pas, c'est que c'était exactement ce que l'administration attendait.

En sortant de l'association de quartier, ils autorisaient plus ou moins le village à les traiter différemment des autres. Et les petits ennuis commencèrent.

Par exemple, le local des poubelles situé près de chez les Hôjô était un endroit non-officiel.

Mais les membres de l'association de quartier pouvaient quand même encore l'utiliser, c'était une clause du contrat avec les éboueurs.

Eh bien, depuis le premier jour où ils ne furent plus officiellement membres de l'association...

... ils retrouvèrent tous les matins ou presque leurs ordures sur le pas de leur porte.

Bien sûr, les sachets étaient déchirés et les détritus éparpillés.

Puis les Kimiyoshi mirent un panneau à l'entrée d'une passerelle qui faisait un raccourci jusque près de chez Satoko.

Chemin privé.

Accès toléré pour les membres de l'association de quartier.

Ils payèrent deux gardes pour être stupides et intraitables, et firent protéger l'accès à cette passerelle jour et nuit.

Un chemin privé n'est qu'un morceau de propriété privée qui a été rendu plus ou moins public pour autoriser le passage, comme n'importe quelle voie.

Mais cela reste une propriété privée. Le propriétaire a toujours le droit d'en jouir et d'en faire ce qu'il veut.

Et ce ne sont que deux exemples.

Le village prit comme un malin plaisir à en rajouter.

Il s'installa une atmosphère malsaine,

et tout le monde eut peur de finir comme les Hôjô,

un peu au ban de la société.

... Comme les adultes n'avaient pas expliqué la situation à leurs enfants, Satoko n'avait pas à en pâtir à l'école, heureusement,

mais elle vivait quand même avec la peur au ventre, tous les jours, dans une atmosphère franchement suffocante...

Les femmes au foyer qui parlaient sur le dos des Hôjô à voix basse n'avaient rien contre Satoko personnellement, et d'ailleurs, ce n'était pas à Satoko qu'elles faisaient des reproches.

Mais ça ne voulait pas dire que Satoko ne les entendait pas, ou qu'elle ne remarquait pas leurs regards désapprobateurs.

Et je dois dire que ça me faisait mal de voir le sort qui lui était réservé.

En fait, ce devait être un morceau de bravoure, pour elle, d'aller faire les courses.

Moi, je pouvais discuter avec les gens, tout le monde me souriait, je recevais des petits plus, des bonbons, des remises. Mais Satoko, non, rien de tout cela.

C'était même pire que ça.

Elle était toujours servie en dernier, les commerçants ne l'entendaient pas, ou ne la voyaient pas.

Personne ne voulait lui parler et personne ne s'en cachait.

Là par exemple, elle avait su bien se placer chez le poissonier et avait donné déjà de nombreuses fois sa commande au commerçant, mais celui-ci l'ignora avec insistance, jusqu'à ce qu'il n'y eût plus aucune autre cliente.

Satoko avait toujours le sourire et semblait ne pas s'en offusquer, mais moi, je savais.

Je savais qu'elle faisait tout pour ne pas montrer à quel point ce comportement la vexait.

Soudain, Satoko laissa tomber sa monnaie par terre.

Elle s'était accroché le doigt dans l'ouverture de son porte-monnaie et les pièces lui avaient glissé des doigts.

J'étais un peu en retrait, aussi je me mis à passer entre les autres femmes pour aller l'aider à tout ramasser.

... C'est alors que je remarquai quelque chose.

Satoko avait beau aller un peu partout accroupie pour tenter de rassembler sa monnaie,

personne ne semblait vouloir l'aider.

Comment dire, c'était presque comme si tout le monde faisait comme si elle n'existait pas.

J'imagine bien que Satoko n'attendait l'aide de personne, puisque c'était de sa faute à elle si les pièces étaient tombées.

... Mais pourtant... Je ne sais pas.

Je trouvais un peu…

indécent que personne ne prît la peine de l'aider.

Rika

— ... Satoko, je vais t'aider à ramasser, moi aussi.

Satoko

— Ah...

Euh...

Non,

ce n'est pas la peine, Rika, voyons...

Elle n'avait pas besoin d'en dire plus -- je compris qu'elle en souffrait.

Le pire, c'est que lorsque je me mis à aider Satoko, alors seulement, les autres femmes se baissèrent pour nous aider.

Comme si cela était la chose la plus naturelle au monde.

Est-ce qu'elles s'étaient senties autorisées à aider Satoko parce que moi, prêtresse du temple et héritière des Furude, j'avais fait un geste ?

J'étais certaine que si je n'avais rien fait, elles non plus n'auraient rien fait.

Et je savais aussi que Satoko souffrait horriblement du fait que mon aide entraînait automatiquement celle des autres.

Je pris la monnaie des mains des femmes sans les remercier.

D'ailleurs, j'avais presque l'air de leur reprendre cet argent avec un air de défi.

Satoko

— Je... Merci beaucoup,

Rika.

Merci à vous toutes aussi.

Satoko savait que si elle ne les remerciait pas, les gens jaseraient encore sur son dos.

C'est pourquoi elle se forçait toujours à être extrêmement polie. Son niveau de langage atteignait des hauteurs ridicules.

Mais les autres femmes du village la regardaient toujours comme si elle n'avait aucune valeur, comme si ses remerciements étaient des insultes.

Et ça m'était absolument insupportable.

Ce que Satoko endurait... m'était insoutenable.

Rika

— ... Si tu as fini tes courses, Satoko, nous pouvons y aller.

Satoko

— Ah, euh, oui, oui, bien sûr...

Je la saisis par le bras et la tirai hors de la foule.

Putain de merde...

Saloperie de putain de merde !

Satoko n'a pourtant jamais rien fait de mal, jamais !

La réalité du quotidien était bien dure et amère...

Moi, les gens me chouchoutaient comme si j'étais la mascotte du village.

Mais je ne pouvais pas chouchouter Satoko de la même manière...

Je suis persuadée qu'elle doit se demander pourquoi les gens réagissent si différemment avec elle et avec moi. Qu'elle trouve cela injuste.

Si c'est pour la faire souffrir autant, alors je ferais mieux de ne plus aller faire mes courses avec elle...

ou bien non, justement.

Je devrais faire ses courses à sa place, en fait !

Rika

— ... Satoko ?

Satoko

— Oui, très chère, qu'est-ce donc ?

Rika

— Tu as eu bien des problèmes avec ta monnaie, ma pauvre petite.

Alors voilà un prix de consolation, rien que pour toi !

Je voulais au moins pouvoir lui faire une petite surprise, même si un bonbon, c'était finalement bien peu de choses.

Alors je sortis mon bonbon au lait fraise de ma poche.

Mais Satoko n'en voulut pas.

Satoko

— Les gens vous l'ont donné à vous, très chère.

Ma main resta tendue en l'air, figée, glacée.

... Satoko avait tout vu.

Elle m'avait vu recevoir ce bonbon...

Satoko

— La commerçante vous l'a donné en espérant vous voir le manger vous.

Je ne peux pas lui faire l'affront de vous le prendre et de le manger à votre place.

Satoko se mit alors à marcher deux pas devant moi, me montrant toujours son dos, et ne ralentit plus jusqu'au croisement où nos chemins se séparaient.

Elle ne prit même pas le temps de me dire au revoir. Elle tourna simplement, ses sachets à la mains, et s'en alla sans piper mot.

J'avais eu envie de lui faire plaisir…

mais à trop vouloir obtenir sa gratitude...

j'avais frotté du gros sel dans ses blessures.

Comment pouvais-je encore oser me considérer comme sa meilleure amie ?

Je serrai le bonbon dans ma main, très fort. Si j'avais eu la force pour, j'aurais bien voulu le faire éclater entre mes doigts...