Femme de ménage

— Mademoiseeeeeelle ?

C'est une de vos amies pour vouuuuuuus !

La voix de l'une de nos aides au ménage résonna dans les couloirs de notre demeure.

Ma maison était très grande, et le jardin qui nous séparait de la route l'était aussi.

Mes amis ne pouvaient pas faire comme tout le monde, sonner

et simplement gueuler

“Eh Mion, c'est moi, viens !”

“Oh ! Mioonnnn !”

 je ne les aurais jamais entendus.

Mion

— Aah, oui, merci, j'y vais.

Euh, au fait, c'est qui ?

Femme de ménage

— C'est Dame Rika qui vient vous voir.

Mion

— Ah, oui, oui, oui.

Vous pouvez allez dire à mon aïeule que Rika est là ?

Je pense qu'elle est dans l'aile, là-bas.

Moi, je vais remonter une pastèque.

Mémé avait reçu plusieurs grosses pastèques de je-ne-sais-où, et avait décidé d'en offrir à tous ceux qui nous rendraient visite.

J'avais téléphoné aux Furude tout à l'heure, j'imagine que Rika est venue récupérer l'engin...

... Est-ce qu'elle est venue en vélo ?

Elle a un panier devant, ça, je sais, mais je pense pas qu'il sera assez grand...

Mes pensées perdues dans ces détails, je me dirigeai vers notre puits, derrière la maison, et remontai à la corde l'une des pastèques qui restaient au frais tout au fond.

Elle était fraîche au contact et constellée de petites gouttes d'eau. Elle avait l'air très appétissante.

Vu qu'ils sont trois chez les Furude, elle leur tiendrait largement deux soirs.

Rika

— ... Miaou ?

Je dois la ramener à la maison ?

Mais je croyais que...

Mion

— Hein ?

Quoi, je l'ai pas dit ?

Pourtant, au téléphone, j'avais demandé au prêtre de venir chercher la pastèque, il me semble...

Apparemment, soit j'ai mal expliqué,

soit lui a mal transmis le message à sa fille.

Elle ne pourra jamais la caser dans son panier sur son guidon,

et encore moins la tenir d'une main pendant qu'elle roule à vélo, ce serait trop dangereux...

Oryô

— Mion, accompagne donc Dame Rika jusque chez elle.

Elle pourra pas pédaler en tenant la pastèque dans les mains.

Rika

— ...Miaou !

Je proteste, je sais quand même porter une pastèque !

Oryô

— Mais enfin, Dame Rika, c'est trop dangereux !

S'il vous arrivait quelque chose, on dirait quoi à la déesse Yashiro, nous ?

Non, Mion va vous la porter, c'est pas grave.

Mion

— Ouais, ouais, c'est bon, j'ai compris, je vais m'en occuper.

Et puis j'en profiterai pour passer le bonjour au prêtre, hein ?

De toute manière, Rika aura les mains occupées, à cause de son vélo -- qu'elle le pousse ou qu'elle roule avec.

Je n'avais donc pas le choix, il me fallait porter la pastèque à sa place.

Le ciel commençait déjà à prendre de légères teintes garance.

Une petite brise fraîche jouait dans nos cheveux et laissait une délicieuse impression sur nos pieds nus, à travers nos sandales.

Dans le sac en plastique que j'avais pris, j'avais placé la pastèque

ainsi que plusieurs petits paquets de bonbons en sucre, que Mémé avait voulu donner à Rika pour la récompenser d'avoir fait le voyage.

Rika m'avait dit que sa mère les confisquerait, aussi il avait été décidé de les manger sur-le-champ. J'avais ouvert un paquet et je m'étais servie aussi ; la douceur du sucre était bien agréable en bouche...

Oh, ce n'était pas un traitement de faveur spécifique à Rika --

Mémé avait pour règle de toujours donner des bonbons aux enfants du voisinage qui venaient nous voir.

En même temps, à Hinamizawa, c'était commun. Peut-être même que c'est un truc des gens qui vivent à la campagne en général.

C'est d'ailleurs pourquoi parfois, on entendait parler de frères qui s'étaient disputés pour ramener le journal du village aux voisins, alors même que leurs parents ne l'avaient pas lu...

Oui, souvent, il y avait une petite récompense à la clef. Chez nous, il y avait parfois des bonbons au sucre.

Mais bon, d'habitude, on donnait quoi, un ou deux bonbons, pas plus.

Oui, c'était ça les prix du marché, si l'on puit dire.

... Donc j'imagine bien que Mémé avait une tendresse particulière pour Rika.

Rika

— ... Tu sais, ça me met un peu mal à l'aise d'être la seule à recevoir toujours autant de choses.

Mion

— Bah, te casse pas la tête, va.

Les petites récompenses comme ça, c'est un peu pour montrer qu'on t'aime bien.

Il vaut mieux les accepter de bon cœur, comme n'importe quel gamin, avec un grand sourire !

Rika

— ... Et toi, Mii, tu en reçois beaucoup ?

Mion

— Hmmm, ouais, enfin, avant, quoi.

Maintenant, je suis un peu vieille pour recevoir des bonbons, quand même.

D'ailleurs, si les gens m'en donnaient maintenant, j'aurais l'impression d'être prise pour une pisseuse au lit !

Rika

— ... Miaou,

je proteste, je ne fais plus pipi au lit depuis longtemps !

Mion

— Ahahahahahahaha ! Bah, te vexe pas, va, et puis après tout, c'est pas grave de recevoir des bonbons !

Prends-les tant qu'on t'en donne, va.

Moi, même quand j'en voudrais bien, plus personne ne m'en donne, tu sais.

Je n'avais pas l'impression de parler de choses graves, et pourtant, je vis bien que le regard de Rika s'assombrissait peu à peu après ma dernière remarque.

Mion

— ... ... ... Qu'essy a ?

Rika

— ... Quand je vais faire les courses...

j'en reçois toujours à droite à gauche, des bonbons.

Mais Satoko n'en reçoit jamais, même quand elle est avec moi...

Mion

— ... ... ...

Pourquoi est-ce qu'elle me raconte ça ? Il vaut mieux ne pas trop y réfléchir, je pense, sinon, j'en aurai jamais fini.

Le problème n'était pas seulement limité à Satoko. Tout le monde au village savait que les gens étaient très durs avec les Hôjô.

... Et tout le monde aussi savait que c'étaient les Sonozaki qui avaient un peu provoqué et pérennisé cette situation.

Surtout qu'en plus, les deux parents qui avaient approuvé le barrage étaient morts.

Mais les brimades contre les Hôjô ne cessaient pas.

Satoko et son frère Satoshi n'étaient pourtant que des enfants.

Même leur tante et son mari, qui les avaient recueillis depuis, avaient droit au même traitement.

Alors oui, c'est vrai, c'est lors de cette réunion d'information que les Hôjô ont commencé à chercher des poux à ma famille, et c'est là que tout a commencé.

... Mais les Hôjô dont il était question à l'époque étaient les parents morts dans cet accident. Les enfants étaient innocents, et le reste de la famille tout autant.

Et pourtant, toute personne portant le nom de Hôjô était automatiquement considérée comme un traître au village...

L'oncle et la tante n'ont jamais approuvé les plans du barrage.

Normalement, avec le temps, nous aurions dû arrêter de les embêter avec cette histoire.

... Sauf que bon, il fallait dire ce qui était, l'oncle n'était pas fréquentable, et sa femme était hystérique.

Ces deux-là n'étaient pas normaux dans leur tête et créaient beaucoup de problèmes de voisinage.

Ils ne respectaient pas les règles pour les poubelles, “oubliaient” quand ils étaient de corvée, et empestaient avec leurs produits de traitement du bois ou des nuisibles sans se soucier du linge des voisins qui pendait dehors.

Ils s'engueulaient souvent, entre eux comme avec les autres habitants du quartier. Les gens ne les aimaient pas beaucoup, indépendamment de cette histoire de barrage.

C'était aussi un peu pour ça qu'ils morflaient maintenant.

N'empêche que ni Satoshi, ni Satoko n'avaient rien fait pour mériter ça.

Je voyais bien, à l'école, qu'ils en souffraient beaucoup.

... J'ai toujours pensé que c'était la moindre des choses que de ne pas ramener cette histoire à l'école,

mais en fin de compte, je ne sais pas ce que les principaux intéressés en pensent.

Peut-être qu'eux me considèrent comme une sale Sonozaki de merde...

Mion

— Tu sais, j'aimerais bien leur éviter les ennuis à l'école.

C'est un peu pour ça que je me comporte comme je le fais tous les jours.

Rika

— ... Tu n'aurais pas une idée pour leur éviter les ennuis aussi en dehors de l'école ? Je ne vois pas trop comment faire...

... Oui, ça n'allait pas être évident.

Les Hôjô se sont mis les trois clans fondateurs à dos.

Ils se sont fait marquer du sceau des traîtres, et cette marque n'a toujours pas disparu.

... Même si quelqu'un proposait d'arrêter avec tout ça sous prétexte que l'histoire du barrage est terminée, je ne pense pas que les choses changeront.

Il y a même fort à parier que cette personne morflera elle aussi...

Ça me faisait beaucoup de peine pour Satoko et son frère, mais...

ils allaient devoir être patients. Il faut toujours du temps pour que les choses se tassent...

La seule chose que je pouvais faire pour eux en attendant, c'était m'assurer qu'au moins à l'école, ces histoires ne les poursuivraient pas.

Rika

— ... Mais alors, jusqu'à quand vont-ils devoir attendre ?

Mion

— ... ... Je sais pas trop, je dois dire.

La guerre du barrage a duré des années.

S'ils veulent que les stygmates de cette histoire disparaissent...

ça prendra au moins autant de temps, je pense.

Rika

— ... Et donc ils seront déjà adultes quand enfin,

les gens mettront toute cette histoire derrière eux ?

Tant qu'ils seront des enfants, ils seront traités comme des moins que rien par tout le monde ? Pour toujours ?

Mion

— ... Je sais, ouais...

c'est pas facile à accepter. Et ce ne sera pas drôle...

Rika

— ... Mii.

On est leurs amies, on est d'accord ?

Mion

— Oui, bien sûr !

Je les considère tous les deux comme de très bons amis,

pourquoi ?

Rika

— Alors nous devons certainement pouvoir faire quelque chose pour les aider, non ? C'est notre rôle, après tout !

Mion

— ... Faire quelque chose pour eux, d'accord...

mais quoi ? Je ne vois pas trop ce que nous pourrions faire d'efficace.

Même si le clan principal des Sonozaki devait faire une annonce officielle en ce sens, je ne pense pas que les gens pardonneraient aux Hôjô du jour au lendemain.

Et puis d'abord, Mémé les haïssait.

On ne pouvait même pas parler d'eux en sa présence, leur nom était tabou.

En fait, le problème n'était pas d'obtenir le pardon de l'une ou l'autre personne.

C'est un problème complexe qui engloutissait toute la communauté du village, aussi complexe que les liens que les êtres humains tissent entre eux.

Et c'était quelque chose de terrible que de se mettre toute une communauté à dos.

D'habitude, les gens le savent d'eux-mêmes, alors ils font attention à leurs relations avec les voisins.

Et si vous faites exprès de vous mettre vos voisins à dos, alors il ne faut pas s'étonner du retour de bâton.

C'est un peu la règle tacite au Japon.

Et à cette règle tacite, il fallait ajouter le mauvais caractère du chef de clan des Sonozaki.

Maintenant qu'elle avait instauré ce climat qui leur empoisonnait la vie, elle ne pouvait pas simplement laisser tomber.

Rika

— ... Est-ce que tu penses que les gens qui vivent à Hinamizawa ne sauront pas régler ce problème ? Parce qu'ils sont trop concernés ?

Mion

— ... ... Oui, c'est malheureux à dire, mais il y a un peu de ça.

Mion

Si quelqu'un veut sauver Satoko, il faudra que cette personne ne soit pas du village,

Mion

pour ne pas être empêtré dans nos lois et nos alliances de familles.

Mion

Sauf que pour l'instant, il n'y a personne qui réponde à cette description.

Rika

— Alors sans cette aide extérieure, nous ne pourrons jamais rien faire pour Satoko ?

Mion

— ... ... ...

C'est pas comme si un prince charmant allait arriver sur son beau cheval blanc

et purifier l'air vicié qui a croupi ici pendant des siècles.

Non, ça ne risquait pas d'arriver.

Et donc, retour à la case départ.

Il n'y a que le Temps qui saura guérir cette blessure.

La seule chose que nous pouvons faire, c'est être de leur côté et de ne pas leur créer plus de problèmes en attendant.

Honnêtement, je ne voyais pas trop ce que nous pouvions faire de plus.

Rika et moi nous enfilâmes les bonbons au sucre l'un après l'autre, en silence. Nous pouvions seulement espérer et prier pour une amélioration rapide de la situation.

Le silence se fit lourd, mais Rika le brisa d'un murmure.

Rika

— ... Elle viendra.

Mion

— Pardon ?

Rika

— Je te le dis, moi. Un jour, une personne viendra vivre ici, et elle ne se souciera pas des règles tacites de notre village.

Mion

— Oui, c'est possible.

La guerre du barrage est terminée, alors peut-être que des gens d'ailleurs viendront voir les terrains allotis.

J'espère qu'il y aura des élèves de mon âge.

Rika

— Ne t'inquiète pas, il viendra.

Rika

Je peux te l'assurer.

Rika

Nous unirons nos forces avec lui et nous mettrons un terme à toute cette injustice.

Rika

Car il est la première des trois clefs nécessaires pour briser les chaînes de notre Destin.

Mion

— ... Gné ?

De quoi que tu me causes, toi ?

C'est un nouveau roman à la mode ?

Rika disait parfois des choses bien mystérieuses.

Lorsqu'elle faisait ce genre de réflexions, elle avait toujours l'air très adulte et posée. Il m'arrivait de me demander si elle était vraiment plus jeune que moi, cette gamine.

Cette histoire de traitement injuste envers les Hôjô, c'était quand même un sacré morceau.

Je suis curieuse de voir si quelqu'un viendra réellement nous donner un coup de main à mettre à bas ce système qui sclérose toutes nos relations...