Disons-le franchement : je suis bien dans l'embarras.
Moi, Ichirô Maebara, peintre, dessinateur, artiste,
je suis bien dans l'embarras.
J'étais venu en cette magnifique journée à Hinamizawa pour visiter les terrains allotis susceptibles d'accueillir ma future maison de campagne.
Les explications de l'agent immobilier terminées, il nous avait enjoint à nous promener dans le village jusqu'à l'heure du retour, pour profiter du paysage.
... Effectivement, ce ciel si pur et cette nature si magnifique m'avaient transportés dans l'allégresse
et avaient éveillé en moi l'inspiration qui m'avait poussée de l'avant...
jusqu'ici.
“Ici” n'étant pas un endroit que je reconnaissais.
Il restait encore un peu de temps avant l'heure du retour, mais j'étais complètement perdu.
Enfin, même si j'étais en pleine campagne, j'étais au beau milieu d'un village.
En marchant devant moi au hasard, je finirai forcément par tomber sur quelqu'un, et je pourrai demander mon chemin.
Allons, allons, calmons-nous, du calme, du calme.
Hahhahhahha.
... Ma seule inquiétude était d'arriver en retard pour mon TGV du retour.
J'ai peut-être été un tantinet trop optimiste en disant que je finirais bien par tomber sur quelqu'un.
Cela va faire un moment que je n'ai vu personne...
Se pourrait-il que je fusse la victime de mon insouciance toute citadine et qu'elle m'eût poussée bien loin des limites du village ?
Non, cela n'était pas le cas ! Je pouvais distinguer quelques voix humaines.
On dirait des cris d'enfants, oui, il y a deux petites filles qui s'amusent un peu plus loin.
Puisqu'elles sont ici, cela signifie que l'endroit est sûr.
Je dirigeai bien évidemment mes pas vers elles.
Au détour d'un champ sauvage de graminées géantes qui aurait eu bien besoin d'entretien, je vis un magnifique champ de fleurs sauvages.
Deux jeunes enfants étaient en train d'y courir et de se pourchasser.
Elles couraient en cercles, dansaient, presque, au milieu des fleurs, dans l'innocence la plus pure.
Elles étaient bien plus belles que n'importe quel des modèles que j'avais jamais vus en peinture,
et même si cela peut paraître exagéré, je trouvais à leur beauté un côté surréel qui confinait au divin.
Pourquoi donc ressentais-je une chose pareille simplement en regardant courir deux enfants innocentes ?
Je pense que c'est parce que nous vivons constamment dans le péché.
Tout n'est pas toujours beau à voir, dans la vie. Il faut parfois tuer pour manger. Il faut parfois mentir pour survivre.
Le simple fait de vivre peut nous pousser au péché.
Et je pense que c'est pour cela que nous tombons en une extase fervente devant des enfants encore vierges de toute souillure.
C'est parce que la vie ne nous laisse pas le choix,
parce que nous revoyons sous nos yeux esbaubis l'innocence perdue qui fut un jour nôtre,
que la vue de l'innocence nous emplit de joie, de jalousie et de respect !
— ... Miaou.
Il y a un homme louche qui nous regarde en disant des trucs compliqués.
— Mais non,
Rika, voyons, c'est pas un homme louche !
— Hein ?
Oh !
Ahaha, oh, euh, non, non, désolé, pardon !
Non, je ne suis pas suspect, pas du tout, voyons !
Ahahahaha...
— ... Dit-il en gardant les yeux rivés sur ma poitrine délicieusement plate et sur mes pieds nus.
Nipah☆!
— Non, non, je regardais pas, voyons !
Ne me dénoncez pas au chef de gare !
J'utilise ce miroir pour me recoiffer !
— ... Ahahahahaha !
Mais qu'est-ce qu'il raconte, celui-là ?! Il est drôle, ce monsieur !
— ... C'est la preuve irréfutable que nous attendions : tel père, tel fils...
Après s'être moquées de moi, elles finirent par se lasser de me regarder et recommencèrent à courir en faisant des cercles.
Il me parut évident que parler ne ferait que gâcher le spectacle,
aussi allai-je m'asseoir sur une souche en bord du champ, les observant en silence.
... Quel âge pouvaient-elles avoir ?
Elles avaient l'air bien jeunes, mais finalement, elles ne devaient pas être beaucoup plus jeunes que Keiichi...
Si jamais nous devions emménager ici, je parie qu'elles seraient dans la même école que lui.
Mais si elles vont à l'école ici...
c'est qu'elles habitent dans le coin, forcément.
Et si tous les autres élèves sont comme elles...
alors je pense que ça pourrait valoir le coup d'emménager ici, même si la vie est moins pratique.
... De toute manière, nous n'avons jamais été de bons parents.
Nous n'avons jamais compris notre fils, nous n'avons jamais remarqué ses problèmes, et nous l'avons laissé se débrouiller seul, jusqu'au bout.
Les livres d'éducation disent que tous les mauvais comportements chez les enfants sont des signaux de détresse envoyés à leurs familles.
J'en avais même lu un qui expliquait que ce n'était pas la nature de l'acte qui était important, mais que le fait d'être passé à l'acte et d'avoir fait quelque chose de mal était pour l'enfant un moyen primitif de signaler qu'il avait quelque chose à nous dire.
Les humains communiquent avec les mots, et c'est justement pour cela qu'ils n'arrivent parfois pas à comprendre le non-dit d'un regard ou d'une attitude.
Ils ne font attention qu'aux sons et aux sens qu'ils en tirent, mais ils sont incapables d'entendre les signaux de détresse silencieux -- en tout cas, je n'ai pas compris ceux de mon fils.
Je parie que Keiichi pense que tout est de sa faute.
... Bien sûr qu'il est responsable d'une grande partie du problème.
Les êtres humains ne sont pas des animaux.
Il y a des choses que l'on peut faire, et d'autres que l'on ne peut pas.
Mais nous aussi, en tant que ses parents, nous portons une part de responsabilité.
J'avais vraiment honte, d'ailleurs, parce que les faits démontraient que notre fils avait cru qu'il ne pourrait obtenir notre attention qu'en faisant une bêtise aussi grave.
Si nous avions compris son malaise et que nous ne l'avions pas poussé à bout,
Keiichi n'aurait jamais été amené à faire les choses qu'il a faites.
C'est pourquoi Keiichi n'était pas le seul responsable de ces incidents.
Toute la famille Maebara était responsable.
J'aurais bien voulu le lui expliquer, mais il est encore un peu jeune, il prend encore tout trop directement.
Je vois bien qu'en ce moment, il est rongé par le remords et qu'il n'a plus vraiment la force de vivre.
D'ailleurs, sa mère non plus.
Elle s'accuse encore et toujours d'avoir été seulement obnubilée par son carnet de notes.
Mais je ne valais pas mieux, moi.
Je ne me suis jamais intéressé à son éducation. C'est pour ça qu'il s'est retrouvé tout seul, et c'est pour ça qu'il a eu le loisir, si l'on peut dire, de faire ces bêtises.
Même maintenant que sa dernière victime est sortie de l'hôpital, je m'en veux. Je crois bien que cette croix, ce fardeau du remords, nous le porterons toute notre vie.
Je sais que certaines personnes souhaitent notre mort.
... Mais nous devons continuer à vivre.
L'être humain doit savoir porter sa croix, apprendre de ses erreurs, et savoir vivre avec sa conscience.
Je me demande si nous ne pourrions pas reprendre un nouveau départ dans ce village.
Keiichi aurait au moins ces deux-là dans son école.
Et il lui faut des amis comme elles. D'autres enfants dans leur genre.
Elles ne sont pas du tout préoccupées par leurs notes et par leur moyenne générale, ça se voit, ça se sent. Keiichi pourrait obtenir bien plus en venant ici qu'en allant dans des écoles spécialisées...
D'ailleurs, à bien les regarder, je remarquai qu'elles se chamaillaient près d'un énorme panneau qui faisait vraiment tache dans le paysage.
C'était un panneau indiquant que le terrain était alloti. Je reconnus le nom de l'agent immobilier avec qui j'avais parlé aujourd'hui.
Mais alors…
si je voulais…
je pourrais faire construire notre maison ici ?
Comme si elle l'avait lu dans mes pensées, l'une des jeunes filles se tourna vers moi et m'adressa la parole.
— ... Vous savez, Monsieur, c'est un chouette village, par chez nous.
Je parie que nous pouvons vous offrir plein de choses que vous n'auriez pas en ville !
— Ahaha, oui, tu as raison, petite.
Moi aussi, c'est l'impression que j'en ai.
— ... Mais surtout, vous pourriez nous apporter quelque chose que nous n'avons pas par ici.
— Hmmm, je ne sais pas trop. Tu es sûre ?
— C'est sûr et certain !
Oh oui !
— ... Vous savez, nous vivons ici depuis des siècles déjà.
Personne ne vient jamais ici, il ne se passe jamais rien.
Et comme il ne se passe jamais rien, eh bien, rien ne change.
— Mais pourtant, c'est plutôt une bonne chose que rien n'ait changé, non ?
— ... Ce n'est pas pour changer quelque chose dans votre vie que vous voulez déménager de la ville et emménager ici ?
— Eh bien...
si, oui, tu as raison. En effet.
— Nous aussi, nous voulons accueillir des gens.
C'est un peu comme un étang croupi par chez nous, nous voulons briser la digue et permettre à la rivière de couler.
Et comme ça, l'eau deviendra plus propre, et d'autres poissons pourront venir. Parce qu'un étang qui croupit trop longtemps tout seul se transforme en marais.
— Notre village, avant l'ère Meiji, il avait le nom du marais qui se trouve plus haut, là-bas.
Mais ils ont changé, ils ont choisi “Hinamizawa”, ça fait mieux, tout de suite !
Avec le nom du marais, on donnait l'impression d'être sales, stagnant, d'étouffer les gens.
Plus maintenant.
— … Héhé.
Et puis vous savez, c'est vous qui nous avez appris ça.
Que les barrières étaient faites pour être brisées.
Je ne voyais pas du tout de quoi elles parlaient. Ce devait être un jeu entre elles.
Elles s'adressaient à moi, mais je n'étais pas sûr de vraiment être celui à qui elles parlaient.
Mais une chose était sûre,
les gens d'ici attendaient de nouveaux habitants, venus d'ailleurs, pour pouvoir communiquer, évoluer, faire de nouvelles choses.
Je regardai encore une fois l'énorme panneau.
Il me fallait absolument me souvenir du numéro de l'endroit.
En mon for intérieur, je crois que ma décision était déjà prise.
— Nous attendons impatiemment votre arrivée parmi nous,
Maebara.
— Aaaaa,
vous êtes là !
Monsieur !
N'allez pas si loin, voyons, vous allez vous perdre !
La magie du moment était perdue -- une autre personne arrivait, nous interrompait, nous gênait.
C'était l'agent immobilier.
Il s'était mis à ma recherche, ne me voyant pas revenir...
— Ah, excusez-moi, je suis vraiment confus !
Je me suis complètement perdu, et...
Je baissai la tête, tout penaud, me confondant en excuses.
Lorsque je me retournai pour dire au revoir aux deux petites filles, elles avaient disparu...