D'après Rika, elle était peut-être encore ici, dans la montagne.
Satoko adorait cet endroit.
Il y avait des arbres à perte de vue, des lianes de lierre, des troncs d'arbres morts et des akébies -- Satoko en raffolait.
Elle avait créé sa base secrète là-bas -- après tout, tous les enfants aimaient se construire des cabanes secrètes.
Sauf que la cabane secrète de Satoko, c'était la montagne tout entière.
Le problème étant que la haute montagne, dans l'arrière-pays, était plus ou moins encore vierge et inexplorée. C'était un endroit dangereux, dans lequel il était facile de se perdre.
En tant que grand frère, ça m'inquiétait un peu de savoir qu'elle venait tout le temps jouer ici,
mais pour être tout à fait honnête, j'avais nettement plus de chances qu'elle de perdre mon chemin.
À la fin de l'après-midi, il fait très vite presque nuit dans la forêt.
Si je ne la trouve pas rapidement, je vais devoir aller la chercher ailleurs.
— Saatookoo !
Saaaaatooookooooo !
J'avais crié comme je l'avais pu, mais dans la forêt, ma voix ne portait probablement pas bien loin.
D'après Rika, elle avait commencé la construction d'une nouvelle cabane secrète, et venait l'agrandir chaque fois qu'elle était seule ici.
Je me demande bien à quoi ça peut lui servir...
Je veux dire, c'est une “cabane secrète”, non ? Le but, c'est que les gens ne la trouvent pas.
... Elle s'arrange peut-être pour que justement, les gens ne puissent pas approcher l'entrée de la cabane ?
... Franchement dit, je n'étais pas très malin non plus. Arrivé à ce point dans la réflexion, j'aurais pourtant dû remarquer tous les signaux...
— OuoeeeeEEEEEH ?
Mon pied s'était enfoncé dans le sol, d'un seul coup, et avait tiré sur une corde à sauter habilement cachée sous les feuilles mortes.
Au-dessus de ma tête, j'entendis un bruit de roulement, comme des bâtons qui s'entrechoquaient. Juste à côté de ma tête, une sorte d'énorme boulet fait de branches pliées vint s'écraser au sol.
... Oui, ça ressemblait à du Satoko tout craché, ça.
Si j'avais bougé comme elle l'avait prévu, ce truc me serait tombé pile sur la tête...
— ... Tiens donc,
mais qui voilà ?
Je pensais tomber sur quelqu'impudent, mais ce n'est que vous, Totoche.
— Satoko !
Non mais tu n'as pas honte ? C'est dangereux !
— Pourtant, il me semble bien que les hommes des Eaux et Forêts ont placardé un peu partout que l'endroit était dangereux et que les promeneurs devaient faire demi-tour ? Vous ne sauriez donc point lire, très cher frère ?
Ces pièges sont là pour accueillir tous les fols esprits qui ignoreraient les mises en garde !
Ooohhohhohho !
... Je savais que je devais insister pour lui dire d'arrêter ce genre de jeux dangereux,
mais en voyant son sourire, je me suis ravisé. Cela faisait bien longtemps que je ne l'avais pas vue aussi joyeuse...
— Passons.
Satoko, il me semble qu'aujourd'hui, nous t'avons demandé de rentrer un peu plus tôt pour que nous puissions aller tous ensemble au restaurant. Alors ?
— ... Il ne me semble pas vous avoir dit que je voulais aller avec vous.
Nos parents n'ont qu'à y aller ensemble.
Enfin, je ne vous retiens pas non plus, vous pouvez tout à fait vous joindre à eux, Totoche.
— ... Tu lui en veux encore ?
— ...
Il m'a lancé un cendrier au visage, tout de même.
— Non, Satoko.
Ce n'est pas lui qui t'a lancé ce cendrier à la figure,
c'était notre ancien père.
— Il m'a enfermée dehors, sur la véranda !
Il m'a privée de nourriture.
M'a passé un savon pour m'être trompée de marque de cigarettes, m'a giflée pour avoir des préférences alimentaires !
... Qu'a-t-il fait d'autre...
... Tout cela lui est effectivement arrivé, mais pas par la faute de notre père actuel.
Elle est en train de se mélanger les pinceaux avec tous nos autres parents...
C'est vrai qu'avec les mariages à répétition de ma mère, notre père a changé une paire de fois.
Mais ce n'est pas facile de dire “papa”, c'est un mot qui a une grande valeur émotive.
Tant que l'on n'est pas prêt à reconnaître la personne en face comme étant un proche, il est impossible de l'appeler comme ça, même pour rire.
Malgré tout, j'avais suffisamment de discernement et de jugeotte pour savoir que si je réussissais à me forcer à le dire, les relations un peu gauches entre nous seraient grandement améliorées.
Mais bien sûr, c'était un peu trop demander pour Satoko.
Elle a eu des problèmes avec tous nos pères ou presque, depuis sa naissance. Elle n'a d'ailleurs jamais fait confiance à notre père actuel.
Je pense que pour elle, le “père” n'est plus une figure parentale avec laquelle elle se sent suffisamment en sécurité pour lui faire confiance.
Alors bon, c'est vrai que notre père actuel n'a jamais eu ses propres enfants.
Il a parfois été un peu trop émotif et pas assez patient avec Satoko.
Mais depuis qu'elle avait appelé les services sociaux, il s'était juré de faire des efforts et d'essayer d'établir un lien, de communiquer avec elle.
D'ailleurs, maman aussi était en train d'essayer plusieurs choses pour apprendre à Satoko le sens de la famille -- c'était une idée du psychiâtre qui suivait notre dossier.
Et pourtant, Satoko ne faisait pas signe de vouloir changer.
Peut-être était-ce inévitable.
La tendre enfance de Satoko n'avait justement pas été très tendre...
Je suis probablement la seule personne en qui elle ait confiance.
Si moi je ne me comporte pas comme son grand frère, alors elle n'aura vraiment plus personne...
Quoique, les liens entre frère et sœur ne sont pas les mêmes que ceux de la famille au sens propre.
Il va nous falloir faire un peu mieux.
Je pense que petit à petit, les choses iront mieux entre nous. Nous finirons par être une famille comme toutes les autres...
— Satoko...
Je t'assure, le père que nous avons actuellement est de plus en plus gentil et patient avec toi.
Il te dit pourtant tous les jours qu'il aimerait bien faire la paix, non ?
— ... Si c'est le cas, je n'en ai pas souvenir.
— Ben oui, mais si tu arrêtais de t'enfuir à chaque fois qu'il veut t'adresser la parole ?
Tu saurais peut-être ce qu'il en pense et ce qu'il a à te dire.
... Il a même dit qu'il ne t'obligerait plus à manger du potiron.
— ... Vous mentez, Totoche.
Il m'a attachée à ma chaise en m'ordonnant de tout manger !
Ça aussi, c'était arrivé avec un autre de nos pères...
— Satoko, je...
Écoute, rentrons à la maison, d'accord ?
Pour une fois que maman gagne un repas au restaurant, il ne faudrait pas gâcher cette chance.
Elle a réservé la table il y a une semaine déjà, si nous n'y allons pas aujourd'hui, tout aura été en vain.
— ... ... ... ... Ma foi, ils n'ont qu'à y aller avec vous.
Je resterai à la maison pour dissuader tout intrus de nous cambrioler.
D'habitude, elle ne restait jamais toute seule jusqu'à une heure pareille.
Elle était donc venue exprès ici, exprès aujourd'hui, pour ne pas avoir à nous accompagner.
J'avais franchement envie de lui dire d'arrêter de faire chier le monde, mais je ne pouvais pas me le permettre, alors je me retins.
Je suis le seul en qui elle a confiance.
Je ne peux pas l'envoyer balader comme ça, sur un coup de tête...
— Quoi qu'il en soit, rentrons ensemble, tu veux bien ?
Nous pouvons tout aussi bien décider de la marche à suivre une fois arrivés à la maison.
... Et puis franchement dit...
je crois que sans toi...
je ne retrouverai plus le chemin.
— ... Totoche.
Je vous ai pourtant ramené ici maintes et maintes fois, et vous n'avez toujours pas réussi à retenir le chemin ?
Vous êtes vraiment incorrigible, très cher frère.
Elle me tendit la main.
D'ordinaire, elle dit toujours qu'elle a bien trop honte de me donner la main devant tout le monde. Et maintenant, elle le fait d'elle-même...
Je lui pris la main, délicatement.
Elle était si fragile.
... Je vais devoir encore la protéger pendant longtemps.
— Allez, viens, rentrons.
— ... Bien.