La salle de réunion installée près de la place principale du sanctuaire Furude était le quartier général de l'association de défense d'Onigafuchi.
Normalement, l'accès devrait en être interdit, mais de nombreuses bannières flottantes aux slogans anti-barrage étaient installées çà et là, comme pour affirmer l'appartenance de cet endroit aux opposants du projet.
À l'intérieur de ce bureau improvisé, un peu plus d'une trentaine de membres du conseil d'administration de l'association étaient assis en groupes et discutaient avec agitation de la direction à prendre pour la suite des opérations.
Bien qu'étant officiellement bâtie sur une propriété privée, la salle était destinée à accueillir tout le monde selon la règlementation en vigueur, c'est à dire jusqu'à 21h.
Bien sûr, lorsque les discussions étaient un peu trop engagées, il arrivait de dépasser cette limite, mais en règle générale, à 21h, les réunions étaient ajournées.
Si jamais les gens en avaient terminé avant cette heure,
alors ils restaient là à discuter entre eux de tout et de rien.
Même si depuis bien longtemps maintenant, parler de tout et de rien revenait à parler du barrage et des incidents qui émaillaient le quotidien.
Chacun avait sa petite histoire, untel avait été renvoyé de telle administration où il avait été porter plainte, un autre avait été appréhendé par la Police sans motif valable, un autre encore trouvait que l'administrateur du chantier avait été malpoli et violent envers eux, mais tous parlaient de ce barrage.
Les gens en parlaient toujours avec émotion, car le sujet leur tenait à cœur, et c'est peut-être pour cela que beaucoup se plaignaient sans cesse de la famille Hôjô. Les médisances allaient toujours bon train sur eux.
— Et alors là, elle me fait qu'elle a jeté le journal du village !
Non mais tu te rends compte ?!
— Oh tu sais, cette femme est pas bien dans sa tête.
Je l'ai vue l'autre jour près de l'enclos des poubelles, elle gueulait contre la grand'mère Makino ! Et comme il faut, hein !
— Et puis d'abord,
tu as vu son mari, un peu ?
C'est un violent, ce type. On dirait un animal !
— Oh, et encore, t'étais pas là pendant la réunion d'information, toi !
Oh la vache, nan mais c'était quétchose !
Moi si j'avais dit ça, j'oserais même plus vivre au village.
Et je vais te dire, il a qu'à partir !
Mais non, il pleure tout le temps qu'il a pas d'argent !
Il faut savoir, quoi ! Il a que de la gueule, ce mec !
— Oh mais tu sais,
dans le genre plus violent qu'intelligent, sa femme est pas mal non plus, hein !
Ahahahahahaha !
— Ça doit être les gênes, alors,
parce que moi, je vois leur fille assez souvent, elle vient faire les courses. Au début, je disais bonjour, mais elle ne répondait jamais ! Pas une seule fois !
Alors moi et les autres, on a dit que ça suffisait, eh, faut pas nous prendre pour des idiots non plus ! Alors depuis, on ne lui parle plus.
— Bah, et leur garçon, alors ? Tout le temps à tirer la gueule, celui-là !
Hahahahahaha !
Je ne sais plus depuis quand exactement, mais je me suis rendu compte un jour que les médisances sur les Hôjô étaient un peu une sorte de dénominateur commun pour le village.
Quand les gens cassaient du sucre sur les Hôjô, tout le monde pouvait se joindre à la conversation...
Les clans fondateurs du village et en particulier les Sonozaki, avaient décidément une bien grande influence sur les gens d'ici.
Quiconque connaissait un peu le caractère d'Oryô savait que ce n'était pas une bonne idée que de lui chercher des poux.
Les époux Hôjô habitaient le village.
Ils ne s'impliquaient pas beaucoup dans la vie du quartier, mais ils ne pouvaient pas dire qu'ils ne connaissaient pas Oryô Sonozaki.
Ils auraient dû savoir que s'ils la prenaient à partie en public, le retour de bâton serait terrible.
Et pourtant, ils s'étaient laissé emporter par leurs émotions.
En ce sens, si les Hôjô se retrouvaient un peu seuls aujourd'hui, c'était un peu de leur faute. C'était l'avis qui régnait un peu partout.
S'ils avaient vraiment eu envie de céder leurs terrains, ils n'avaient qu'à marchander en secret avec l'État sans venir s'en vanter.
Ils n'avaient pas été malins de venir le dire aussi démonstrativement en public.
C'est aussi en partie ce qui expliquait le faible nombre de leurs sympathisants.
À cause de cette engueulade lors de la réunion d'information, ils avaient déclenché sur eux l'ire des Sonozaki.
À cause de cela, les rares personnes qui auraient voulu vendre leurs terrains ont fini par se taire et on dû abandonner cette idée.
Elles aussi avaient donc une raison de critiquer les Hôjô, car elles avaient perdu une source de revenus considérables...
Ils avaient donc réussi à se retrouver vraiment tout seuls, à la fois ennemis des opposants au barrage et reniés par les ex-candidats au départ.
En plus, les époux Hôjô étaient de fortes têtes, ils n'étaient pas du genre à laisser passer la tempête.
Ils répondaient systématiquement lorsque quelqu'un les prenait à partie. C'est pourquoi plus personne n'était de leur côté, et pourquoi personne ne trouvait à redire au traitement que le village leur faisait subir.
Il était facile de se rendre compte de la situation, il suffisait d'écouter les conversations...
Or, ces conversations, Rika devait forcément les entendre, elle qui aidait à ranger les services à thé après les réunions.
Les reproches et les médisances portaient aussi sur Satoko Hôjô, sa meilleure amie.
Je n'osais même pas imaginer à quoi elle pensait lorsqu'elle entendait les gens parler ainsi d'un être qui lui était si cher. Ça me rendait triste pour elle...
Je suis le prêtre du sanctuaire Furude. Est-ce que je peux me permettre de fermer les yeux et de laisser faire ?
La déesse Yashiro a toujours été une divinité louée pour sa volonté de tendre la main vers ses ennemis, elle favorisait autrefois les mariages.
Elle était, d'après les légendes, descendue parmi nous sur la terre pour instaurer la paix entre les hommes et les démons.
J'étais responsable de son culte désormais. Non, je ne pouvais décemment pas me permettre de laisser faire...
J'allai m'asseoir légèrement du côté d'Oryô ; celle-ci était lancée en pleine tirade et projetait des postillons partout à force de vociférer.
— Çui-là aussi, quel hanneuss, lui et sa grande schnabel !
Il a honte de rien, il connaît pas la gratitude non plus !
C'est un traître, et moi, je vous le dis, la déesse le maudira, vous verrez !
Certains vieillards étaient tout à fait d'accord avec elle et le firent savoir.
... Si je joue les trouble-fête maintenant, je vais déguster…
Ça ne va pas se passer dans le calme et la discussion raisonnée...
Mais il me fallait être ferme.
Parce que j'étais le prêtre du sanctuaire Furude.
Et aussi, parce que Satoko Hôjô était la meilleure amie de ma fille.
— ... Oryô.
Vous ne croyez pas que vous pourriez arrêter un peu de tout le temps lui casser du sucre sur le dos, à ce pauvre homme ?
— Nan mais ça va la tête, oui ?
Nan mais t'es pas bien, toi ?
— ... Vous savez,
je pense que Hôjô s'est un peu laissé emporter ce jour-là, mais qu'il ne pensait pas tout ce qu'il a dit.
Et puis, il serait temps d'arrêter de toujours ressasser cette histoire de dispute, ce n'est pas très gentil et je sais qu'ils en souffrent...
— Mais ferme ta schneuss, va !
Tu croyais quoi, qu'j'allais l'laisser causer et me gueuler dessus comme un putois ?
Eh, faut pas m'chercher ! Il m'a cherchée, il m'a trouvée !
Qu'y s'démerde maintenant !
... Oryô était la chef du clan des Sonozaki.
Elle était l'héritière du démon.
Elle n'avait aucune pitié ni compassion pour ses adversaires, et ne connaissait pas le pardon.
Ses oreilles et son cœur étaient fermés aux autres depuis bien longtemps...
Et puis, ils étaient remontés maintenant. Plus un seul parmi eux n'écouterait ce que j'avais à dire.
Un jour, pendant l'un de ses innombrables coups de gueules, j'avais lâché que de toute façon, le projet de barrage serait abandonné.
Bien sûr, je le savais grâce aux gens de l'Institut Irie, qui m'avaient assurés qu'ils y travaillaient avec acharnement, mais je n'étais pas censé le répéter.
Mais pour une raison qui m'échappait, ce commentaire leur parut être celui d'un attentiste.
Et avant que je ne comprisse ce qu'il se passait, les gens commencèrent à parler dans mon dos.
Depuis ce jour, les gens m'ont, dans leur esprit, marqué au fer rouge du sceau du pacifiste qui préfère attendre que les choses se passent...
... Même un démon pourrait se montrer correct, pour peu qu'il voulût bien prêter l'oreille à son adversaire.
Mais contre des humains qui font volontairement la sourde oreille et sont pleins de mauvaise foi, que faire ?
J'avais tout juste réussi à les énerver. Je hochai la tête en soupirant, prêt à me retirer.
Je sentis alors une petite main dans mon dos.
— Rika ?
... Il est tard, tu sais. Tu devrais rentrer à la maison.
— ... Nous aurons beau faire... Personne ne voudra nous écouter. Nos mots n'atteindront jamais leurs âmes.
Rika avait le regard vague. Elle semblait regarder loin dans ses souvenirs.
— ... Le mal qui infeste les eaux troubles et stagnantes de ce village ne pourra pas être purifié de l'intérieur.
Mais Père, je refuse de perdre tout espoir.
Je suis persuadée qu'un jour, quelqu'un viendra de l'extérieur pour tout faire voler en éclat.
Je le sens. Vous verrez.
Son regard était différent. Peut-être observait-elle un futur qui m'échappait, un futur que seule elle, la prêtresse héritière de la huitième génération, avait le droit de contempler...