... La nouvelle tomba sur mon bureau un beau matin, sans crier gare.
Mon deuxième Pépé, Maître Koizumi, était mort.
Il ne s'était jamais plaint d'être malade, il n'avait jamais appelé pour me parler d'une baisse de forme, rien du tout.
Il avait eu mal dans la poitrine et n'avait pas réussi à s'endormir.
Craignant de ne pas survivre jusqu'au lendemain matin, il avait appelé une ambulance, pour la toute première fois de sa vie.
Il avait été immédiatement transporté en salle de soins intensifs, mais au petit matin, il n'était plus de ce monde.
Il avait fait une crise d'apoplexie.
... Peut-être qu'en un sens, il avait eu une fin heureuse.
Il a été en bonne santé jusqu'à son dernier jour. C'était nettement mieux que s'il avait d'abord eu une longue période de déliquescence. Il avait pu profiter de la vie.
Mais il était mort bien vite et bien soudainement.
J'aurais dû l'appeler “Pépé” plus souvent...
Il était trop tard pour le regretter, désormais.
Je pourrais l'appeler comme ça des dizaines et des centaines de fois, il ne pourrait plus me répondre...
Il avait été mon tuteur et mon protecteur jusqu'à présent.
Il avait pris grand soin de moi, pour que mes efforts fussent un jour appréciés à leur juste valeur.
Je savais que tout ce qu'il faisait pour moi, il le faisait dans l'espoir de s'excuser pour tout ce qu'il n'avait pas fait du vivant de grand-père. Mais pour moi, il était irremplaçable.
... Il avait beaucoup compté dans ma vie.
Pas seulement parce qu'il protégeait mes arrières.
Mais je ne m'en étais pas rendu compte de son vivant.
J'avais même réfléchi à la meilleure façon d'utiliser son influence pour mes propres desseins, ce qui, finalement, était un signe de mépris envers lui.
Mais sa mort m'ouvrit les yeux.
Mon pépé Koizumi était en fait mon pépé “tout court”.
Il s'était comporté avec moi comme un vrai grand-père. Il avait eu un regard chaleureux, et il m'avait gâtée pourrie. Il m'avait donné ce qu'autrefois, j'aurais bien voulu obtenir de grand-père...
J'ai roulé des heures durant pour arriver à temps à sa crémation. J'ai brûlé de l'encens pour lui. Et là, pour la première fois depuis la mort de grand-père, j'ai pleuré. J'aurais pourtant pu jurer avoir oublié comment faire…
— Pépé...
Merci pour tout ce que tu as fait pour moi...
J'aurais dû... J'aurais dû t'appeler comme ça plus souvent, je sais...
Je sais...
J'eus beau l'appeler à travers mes larmes, il ne répondit pas. Évidemment.
La seule chose que je pouvais désormais faire pour lui rendre hommage, c'était aller au bout de mes projets.
Il me fallait faire aboutir ce qu'il m'avait aidée à commencer.
Lorsque les scientifiques du monde entier auront reconnu la valeur et l'importance des recherches de grand-père, le nom de Maître Koizumi lui sera associé, car il était le seul à les avoir comprises.
C'était probablement la seule manière pour moi de lui prouver l'étendue de ma gratitude.
Je jurai devant son urne funéraire de me donner encore plus dans mes recherches.
Mais
malheureusement,
un malheur n'arrive jamais seul.
C'était à croire que le vent qui nous avait poussés jusqu'à présent était tombé,
puis avait changé complètement de direction.
Et il se remit à souffler, contre nous, cette fois-ci.
Très fort.
Très froid.
Très triste.
— ... Quoi ?
Qu'est-ce que vous voulez dire, Jirô ?
— Eh bien,
vous savez aussi bien que moi que c'est Maître Koizumi qui a lancé la création de l'Institut Irie... Les partenaires n'étaient pas très chauds, ils avaient de nombreuses critiques, mais Maître Koizumi les a priés de se taire et a fait passer le projet en force.
Il faut dire aussi qu'il avait dirigé pendant longtemps l'industrie pharmaceutique, et que c'était grâce à elle si le Japon avait pu sortir si vite de la crise après la guerre.
Ça lui donnait énormément de pouvoir et d'influence parmi les hommes politiques.
— ... Et donc maintenant qu'il est mort, ça ne se passera plus comme avant ?
— C'est un bruit de couloir, je ne veux pas vous faire une frayeur pour rien, mais c'est ce qu'il se raconte.
Apparemment, les nouveaux dirigeants vont réévaluer les projets.
— ... Alors l'Institut Irie sera fermé ??
— Non, en tout cas, je n'ai rien entendu sur l'Institut. Mais disons que depuis sa mort, tout le monde essaie de se prendre une part du gâteau, et les factions sont en train de s'expliquer entre elles, si la rumeur dit vrai.
Et d'ailleurs, on commence à ressentir des sphères d'influences nouvelles chez nos clients.
C'est pourquoi certains ont peur que d'ici peu, tous les projets qui faisaient partie de la chasse gardée de Maître Koizumi et qui étaient financés sans poser de question soient revus à la baisse.
Ce sont des discussions entre des gens qui sont beaucoup plus haut que moi dans la hiérarchie,
je ne peux que vous répéter ce que j'ai entendu dire, mais bon, voilà, quoi...
Bien sûr, Jirô prit soin de me rassurer en me disant que ce n'était qu'une possibilité,
mais l'existence de ces rumeurs prouvait bien que le vent avait tourné.
Peut-être même que Jirô était déjà au courant des malheurs qui allaient s'abattre sur nous et qu'il voulait simplement me donner le temps de m'y préparer émotionnellement...
Puis arriva le jour du prochain rapport saisonnier.
Et là, ce fut Jirô qui m'annonça la nouvelle, en personne.
Lors de la présentation des résultats, Jirô fut accompagné par des officiers très haut gradés, c'était une chose très inhabituelle.
Leur simple présence parmi nous me fit comprendre qu'il y avait du changement dans l'air.
— Comme vous le savez, le projet alphabet cherche à améliorer la place du Japon dans la hiérarchie des pays du monde en le dotant d'armes de destruction massive.
Mais notre Empereur est désormais au pouvoir depuis plus de cinquante ans, et nous approchons très vite du XXIème siècle grégorien.
Tout doucement, mais sûrement, nous essayons de nous défaire des vestiges de la guerre.
Cela voulait dire deux choses.
La première, que le Japon était officiellement sorti de l'après-guerre.
La seconde, qu'il lui fallait désormais abandonner le spectre d'un retour à une nation militarisée, comme l'avaient rêvé les anciens combattants.
— Depuis la fin de guerre, notre nation a œuvré pendant près de quarante ans pour la paix, et grâce à notre alliance avec les États-Unis d'Amérique, nous avons obtenu un siège au conseil de sécurité de l'ONU.
Le Japon est devenu un exemple de pacifisme, en étant l'un des premier pays au monde à refuser de se doter et de l'arme nucléaire, et d'une armée -- nous n'avons que des forces de défense du territoire. Et cette tendance est appelée à se poursuivre.
Le projet alphabet était un groupe de sponsors qui payaient l'Institut Irie et d'autres laboratoires pour donner au Japon un moyen de pression en lieu et place de l'arme nucléaire.
Et si nos sponsors venaient nous voir pour nous parler de paix,
alors il était certain que l'Institut Irie se retrouverait fort dépourvu quand la bise serait venue.
Et la bise était venue.
J'allais à nouveau subir un coup du sort, les dieux allaient à nouveau lancer les dés et me donner des 1, je le sentais. Tout cela était pourtant censé être fini, cela n'aurait dû plus jamais arriver...
Mais je n'allais pas me laisser abattre par un mauvais coup de dés. Ma volonté était plus forte que les jeux aléatoires des dieux.
— C'est pourquoi nous entreprenons en ce moment une réévaluation totale des activités du projet alphabet. La nouvelle administration ne veut plus se placer dans une optique militaire, car ni le public, ni les partenaires internationaux du Japon n'apprécient cette attitude.
C'est pourquoi nous voulons désormais essayer de rendre le Japon incontournable sur la scène internationale à travers les axes de l'économie et de la diplomatie.
La plupart des hommes qui tirent les ficelles dans l'ombre de la politique et de la finance sont nés bien avant la guerre. Ils veulent un retour au Japon d'avant-guerre.
Puisque nous avons perdu à cause d'un nouveau type de bombe, il suffit de faire de la recherche dans l'armement pour gagner la prochaine fois ! Rien que ce principe, déjà, appartenait au passé.
... Enfin, tout le monde savait cela, tout le monde le pensait, aussi.
Mais bien sûr, comme ces gens faisaient la pluie et le beau temps, personne n'osait le leur dire.
Mais bien sûr, un jour, tous les vieillards finissent par mourir, et d'autres vieillards plus jeunes prennent leurs places.
Pépé Koizumi était le dernier de sa génération.
Avec sa mort, le monde secret de la finance et de la politique pouvait enfin procéder à un changement de génération.
C'est pourquoi peu à peu, les gens faisaient crever l'abcès, et toutes les choses condamnables étaient changées.
De toute manière, depuis le début, certains avaient fait remarquer que le projet alphabet servait à certains de ses membres à se servir dans les caisses de l'État, en prenant part à de nombreux projets en tant que consultants.
Ainsi donc, les anciens perdirent leurs privilèges...
et lorsque la roue eut fini de tourner, ces mêmes privilèges furent conservés, mais cette fois-ci, dans les mains de gens un peu plus jeunes.
— C'est pourquoi les budgets de tous les projets que nous sponsorisons seront réévalués.
Et l'Institut Irie ne fera pas exception à la règle.
J'espère que cela est bien clair entre nous, et que vous comprenez pourquoi nous faisons cela.
— ... ... Effectivement, oui.
Pour notre part, nos recherches sont intimement liées aux sponsors que nous pouvons décrocher.
Puisse notre coopération s'avérer heureuse.
Sa réponse était très respectueuse, mais je sentis bien une certaine appréhension dans sa voix.
En effet, l'Institut Irie recevait toujours les meilleurs effectifs et les meilleurs équipements.
C'était un gouffre financier.
Les gens qui ne comprenaient pas forcément l'intérêt et l'utilité d'étudier le syndrome de Hinamizawa devaient certainement se demander pourquoi l'étude de petites bêbêtes répugnantes pompait tellement de fric.
Mais pour être honnête, nous pouvions continuer même en réduisant notre budget.
Nous avions toujours reçu des sommes hallucinantes.
Il nous suffisait de revenir à des niveaux budgétaires normaux.
... Forcément, le projet allait en souffrir, mais c'était encore supportable.
C'est ce que je pensais, en tout cas.
Mais bien sûr, une simple restriction budgétaire à un niveau normal ne serait pas vraiment un coup du sort.
Et ce qui nous frappa...
fut une véritable catastrophe.
— --équence, nous avons décidé d'un nouveau système de gestion, qui prendra effet dès le mois d'avril, pour la nouvelle année fiscale.
Nous vous avons préparé un résumé, veuillez regarder ces polycopiés.
Les documents passèrent de mains en mains, dans le sens des aiguilles d'une montre.
Nos gros poissons se mirent à lire le contenu lentement, avec intérêt, mais je les dévorai le plus vite possible, essayant de comprendre et d'anticiper quelles âneries et quelles inepties l'on allait vouloir nous faire croire.
— Depuis sa création et sa mise en place, l'Institut Irie a obtenu d'immenses résultats, en découvrant tous les mécanismes de cette maladie inconnue qu'était le syndrome de Hinamiazwa, et en développant un médicament pour en contrer les effets.
Les gestionnaires du projet alphabet sont très fiers de ces résultats. Et nous savons que nous devons cela aux équipes de M. Irie et à leurs efforts considérables.
— C'est gentil à vous de dire ça. J'en suis très honoré.
Malgré ces compliments, lui et moi restions sur nos gardes.
Nous savions que pour introduire un sujet, il fallait procéder par antithèse. C'était une technique de base en rhétorique.
Lorsque l'on voulait introduire quelque chose de positif, le simple fait de commencer par le négatif permettait de surligner la note positive en fin de discours.
Et l'on faisait le contraire lorsqu'on avait quelque chose de déplaisant à dire...
— L'Institut Irie avait deux objectifs principaux.
Le premier était d'étudier la maladie pour savoir comment la guérir.
Le second, d'en chercher une application militaire.
Notre nouvelle administration a demandé l'arrêt immédiat des recherches sur les possibles applications militaires.
Si jamais il devait rester des preuves que le Japon avait cherché à se doter d'une arme bactériologique, cela pourrait devenir notre talon d'Achille.
C'est pourquoi nous vous demandons l'arrêt immédiat de ces recherches ainsi que la destruction de tout échantillon et toute documentation prêts à l'emploi.
— Très bien,
nous suivrons vos ordres.
Irie avait répondu presque du tac au tac, sans montrer la moindre hésitation.
Il n'avait jamais fait montre d'aucun intérêt pour les applications militaires qui pouvaient découler de nos recherches. Il ne s'intéressait qu'à la recherche d'un médicament.
Pour lui, cette proposition était une aubaine.
Et bien sûr, c'était un coup dur pour moi.
Parce qu'avec ces dispositions, les recherches sur le syndrome de Hinamizawa risquaient de se retrouver limitées à la recherche du meilleur moyen de soigner la maladie.
Or, pour moi, cela n'était qu'un à côté, un produit complémentaire des recherches que nous devions mener, un résultat certes positif, mais totalement superflu.
— Quant aux futures activités de l'Institut, il a été décidé de leur demander de mener à terme leurs recherches dans les trois ans.
Les budgets lui seront alloués en ce sens.
— Un instant, Messieurs !
Nous venons à peine de comprendre les mécanismes de la maladie et de commencer à chercher des moyens efficaces de lutter contre la maladie.
Il est vrai que nous faisons des progrès, mais je serais bien incapable de vous promettre la mise au point d'un médicament radicalement efficace à court terme !
— Le conseil d'administration considère que vous avez obtenu des résultats amplement satisfaisants en ce qui concerne les possibles traitements de la maladie. D'ailleurs, vous avez déjà terminé la création du C117, et avez montré des résul--
— Mais enfin, nous sommes encore bien loin du compte !
Ce n'est qu'un produit expérimental, qui ne fait que limiter la casse ! Nous serions bien en peine de guérir les habitants du village et d'éradiquer la maladie !
Je peux vous assurer qu'il serait pure folie que d'arrêter les recherches maintenant !
Cette remarque eut pour effet de faire bondir Irie de sa chaise.
Grâce à son intervention, je n'eus pas besoin de prendre la parole.
Heureusement qu'il avait élevé la voix, d'ailleurs, car s'il ne l'avait pas fait, j'aurais poussé une gueulante.
— Devons-nous en déduire qu'en l'état actuel des choses, l'Institut Irie n'est pas capable de soigner toute la population atteinte par la maladie ? L'éradication du virus est donc impossible ?
— Oui, en effet.
L'éradication du virus est quelque chose qui sera très certainement possible plus tard -- c'est l'objectif que je me suis placé en ligne de mire.
Mais pour atteindre cet objectif, il nous faudra du temps, et donc mathématiquement, de l'argent.
Nous devons chercher des solutions, puis tenter de les mettre en pratique et vérifier si nous avions vu juste ou pas, pour éventuellement devoir repartir à zéro. Nous ne sommes pas une usine qui suit simplement les plans des architectes et qui obtient automatiquement les résultats attendus sur le papier. J'espère que vous pourrez comprendre notre situation.
À ma grande surprise, je pus constater que le Docteur Irie savait mettre les points sur les i lorsqu'il le fallait.
De plus, ce qu'il disait était parfaitement sensé et raisonnable.
Ce n'était pas en donnant une grosse somme d'argent et en attendant un certain laps de temps que les recherches allaient aboutir d'elles-mêmes.
J'avais par contre une objection à ce qu'il venait de dire.
Il avait beau s'opposer aux limitations financières que l'administration voulait nous imposer, il ne remettait pas en cause le champ de recherches extrêmement limité qui était implicitement indiqué.
La simple éradication de la maladie ne suffisait pas.
On pouvait faire cela sans réellement lever le mystère sur certains mécanismes profonds.
Et sans cela, la découverte et les recherches de grand-père ne seraient pas appréciées à leur juste valeur !
— Je comprends ce que vous voulez dire, Monsieur le Directeur.
Pour ma part, l'objectif principal de cette réunion est l'arrêt des recherches militaires sur le virus ainsi que la destruction des preuves de ces recherches.
Nous pensons que le mieux serait de cacher à tout jamais l'existence de cette maladie.
Et s'il nous faut dépenser de l'argent plutôt généreusement pour avoir l'assurance que la maladie sera éradiquée et que personne n'en apprendra jamais l'existence-même, eh bien, soit.
Est-ce que nous pourrons renégocier les détails une autre fois ?
— Bien sûr,
je n'y vois rien à redire.
— Alors je vous demanderai de nous fournir un rapport pour nous indiquer comment et dans quels délais vous pensez pouvoir nous débarrasser de cette maladie.
Je ferai tout mon possible pour que notre administration soit plus compréhensive envers vous.
— Bien sûr.
Nous allons nous atteler à la rédaction de ce rapport, dès aujourd'hui.
— Que les choses soient bien claires entre nous, mesdames et messieurs. Nous ne souhaitons pas l'arrêt total et immédiat des recherches, nous voulons qu'elles arrivent à leur terme le plus vite possible.
Je pense que la différence est de taille.
— Oui, bien sûr, j'en suis bien conscient.
Alors qu'ils continuaient leur conversation et leurs politesses, mon esprit était fixé sur une seule expression, qui passait et repassait en boucle dans mon cerveau.
Ils voulaient éradiquer la maladie et cacher son existence-même.
Ce qui revenait à nier son existence.
Ce qui revenait à nier l'existence de grand-père...
Un silence impressionnant se mit à régner dans la salle -- nous n'entendions que le bruit des stylos glissant sur les documents pour les signer. Quant à moi, je fis tout mon possible pour me concentrer sur le bruit de l'aiguille des secondes et serrai nerveusement les poings, tentant d'effacer la sueur des paumes de mes mains...