— ... ... ... ...
Les mots ne venaient pas.
Je voulais dire quelque chose, mais je ne savais pas quoi. L'inspiration ne venait pas, mon cerveau restait obstinément bredouille. Je ne faisais que soupirer...
— Ah, Chef !
Chef, je vous ai cherché partout !
Le patron m'a donné les photos des susp--
— Rah, silence, bordel,
on n'est pas dans la rue, ici, un peu de tenue, merde !
Kumadani débarqua en courant, voulant me donner quelque chose, mais notre vieux médecin légiste n'aimait pas les gens trop bruyants.
— Euh...
Oui, pardon, c'est vrai, excusez-moi.
Euh, Chef, le patron m'a parlé des photos des suspects, il paraît qu--
— Nounours...
Je suis un peu occupé, là, je discute de l'autopsie avec l'ancien.
Tu peux voir ça avec Komiyayama ?
Dis-lui que je reviens dès que j'ai fini.
— Euh...
Ah, oui, oui, bien sûr. Très bien. J'y vais, Chef !
Kumadani repartit aussi vite qu'il était entré, claquant la porte de la salle d'autopsie derrière lui.
— C'est une pile électrique, ce gamin.
— Le vieux lui aurait mis une droite sur le sommet du crâne, c'est moi qui te le dis.
— ... Tu devrais remonter, tu sais.
C'est pas un endroit pour les gens qui n'ont pas l'habitude, ici.
— Oui, je sais.
Et puis, si je glande trop longtemps, j'en prendrais une aussi.
— ... Hahahaha, aaah, quand même, putain.
Quand je pense que même les Yakuza te laissaient passer sans te chercher les noises. Lui n'a pas hésité à te mettre une droite parce que tu bougeais mal tes tuiles au mah jong. Je crois que c'est le seul à jamais t'avoir fait ça...
— Oui, il ne faisait pas dans la dentelle, et puis, c'était un homme très strict.
Je crois qu'il m'a corrigé bien plus souvent que mon vrai père.
— Ne viens pas me parler de vrai et de faux père, Kuraudo.
Si tu pensais qu'il était ton père, alors, il l'était, un point c'est tout.
— ... ... ... ... ...
Mon vrai père est mort à Nagoya, il y a bien longtemps maintenant.
Il n'a vraiment pas eu de chance.
Si on ne lui avait pas ordonné d'aller visiter l'usine de Nagoya, il n'aurait pas pris de bombardement sur la gueule.
... Encore quelques mois à se planquer et la guerre aurait été finie.
À l'époque, j'étais déjà adulte.
Bien sûr, j'ai eu beaucoup de peine, mais pas au point de rester prostré à pleurer toute la journée, comme ma mère.
Mais bon, avoir de la peine, ça ne se traduit pas de la même façon chez tout le monde.
Certaines personnes sont submergées d'un seul coup, et puis d'autres se font bouffer de l'intérieur, petit à petit. Je suis de ceux-là, je pense.
Lorsqu'il était encore en vie, je ne pensais pas grand'chose de lui, tout juste qu'il m'emmerdait avec ses reproches. Je me suis d'ailleurs souvent demandé en secret pourquoi il avait été exempté de servir la nation.
J'ai eu de la peine, mais pas spécialement, et je pensais que finalement, c'était peut-être comme ça pour tout le monde.
Et puis, la guerre prit fin.
J'ai vu des scènes de liesse quand les soldats sont rentrés qui du front, qui de l'hôpital, qui des anciennes colonies.
Et là, je me suis rendu compte que ça me faisait chier de voir la joie des autres personnes.
C'est là que j'ai compris qu'en fait, sa mort m'avait vraiment secoué et que j'en souffrais beaucoup.
Le pays était plein de gens au quotidien tragique ou difficile.
Je ne veux pas me plaindre trop et raconter que j'étais seul à souffrir.
Mais je me souviens de cette immense, de cette impossible tristesse.
Et puis, avec la fin de la guerre, le pays a changé du tout au tout. Et en tant que policier, mes conditions de travail aussi ont changé du tout au tout.
La seule chose que je pouvais faire, c'était me plonger dans le boulot et d'essayer de ne plus penser à mon nombril.
— ... À l'époque, j'étais jeune, on m'avait affecté à la section de la contrebande.
Nous faisions des contrôles dans les gares principales, pour vérifier la provenance du riz.
Qu'est-ce qu'on a pu en choper, des gens qui revenaient du marché noir...
Il faut dire qu'il y avait un gros centre à Gogura. Les mafieux venaient même depuis Ôsaka pour s'approvisionner.
Après la fin de la guerre, la nourriture se fit rare dans tout le pays.
D'ailleurs, le gouvernement avait dû instaurer un système de rationnement, pour que tout le monde ait de quoi manger.
Sauf que la portion du rationnement était trop petite, alors les gens sont allés chercher du riz sur les marchés occultes.
Ce qui était vexant, c'était que le gouvernement n'avait pas grand'chose à donner, alors que le marché noir croulait sous les sacs de riz.
À l'époque, les mafieux ne se sont pas gênés pour s'engraisser sur le dos des miséreux.
C'est d'ailleurs en faisant ça que les Sonozaki ont bâti leur fortune, mais c'est encore une autre histoire.
Alors forcément, l'État n'avait pas le choix, il devait arrêter tous ces gens.
Sauf que les mafieux avaient graissé la patte de tous les fonctionnaires supérieurs de la Police.
Résultat, la Police avait ordre d'arrêter les acheteurs et de confisquer le riz, alors que les pauvres gens avaient donné même la dot de leurs filles en gage pour pouvoir l'obtenir...
— Oui, c'est vrai, à une époque, on a connu ça...
Il y a même eu un juge qui s'est laissé mourir de faim, non ?
— Oui, c'est vrai...
Il avait juré qu'il ne toucherait pas au riz du marché noir pour manger, et il en est mort de faim. C'était en quelle année, en 22 je crois...
Non mais tu te rends compte ?
Il a fallu la mort d'un fonctionnaire de l'État pour prouver qu'en 1947, au Japon, on ne pouvait même pas manger pour survivre en restant dans la légalité...
Ce mec avait pris ses supérieurs en grippe à force de juger des cas de gens démunis arrêtés pour avoir voulu acheter à manger.
Alors il avait déclaré publiquement, dans tous les journaux, qu'il refuserait de manger le moindre grain de riz provenant du marché noir.
Et il était finalement mort en 22 de notre ère, de sous-nutrition, alors qu'il avait la trentaine.
Acheter du riz au marché noir, c'était interdit.
Mais sans riz, impossible de manger, alors il fallait bien en acheter quelque part.
Donc si on voulait remédier à cela, il fallait virer le système officiel de rationnement.
C'est pour démontrer cela que ce juge a fait ce qu'il a fait, et il en est mort.
— ... Je me souviens encore, on demandait à tous ceux qui avaient du riz de se mettre debout le long des quais, jusqu'à notre poste de contrôle.
On aurait dit des tribunaux de guerre, je te jure.
Un coup de marteau pour la sentence, un coup de tampon sur le procès, et deux personnes pour reprendre le riz et jeter le coupable en prison.
... Toutes les femmes finissaient par pleurer.
Elles avaient vendu les meubles, parfois même leur corps.
Sans ce riz, elles n'avaient plus rien à donner à manger à leurs enfants.
Combien de fois nous ont-elles demandé ce qu'elles devaient faire...
— C'est pas étonnant.
Et comme en plus ceux qui leur avaient vendu le riz le récupéraient en corrompant la Police, le petit peuple en devenait fou de rage.
— Et puis, ils sont devenus méfiants, ils ont eu du flair.
Ils sautaient du train en marche quand ils sentaient qu'il y aurait un contrôle à la gare.
Alors nous avons eu l'ordre de rester aussi en poste près des voies, pour pouvoir leur courir après.
... T'imagines, un policier en forme poursuivre une femme affamée portant un sac de plusieurs kilos de riz sur le dos ?
C'est lors de l'une de ces poursuites que j'ai rencontré le vieux pour la toute première fois.
— Aaah là là, quelle surprise, je te jure.
Il ressemblait à mon père,
mais comme deux gouttes d'eau !
Au début, réellement, j'ai cru qu'il avait survécu par miracle au bombardement et qu'il était enfin revenu.
J'étais en train de courir après quelqu'un qui avait pris la fuite.
Bien sûr, il ne risquait pas de me semer, il portait un sac de riz lourd comme tout.
Les fuyards n'avaient que deux choix, soit ils se faisaient attraper avec le riz, soit ils lâchaient le riz et prenaient la fuite. Le problème étant que ce riz, ils en avaient besoin pour vivre, ils avaient donné tout ce qu'ils avaient pour en avoir...
Mais l'un dans l'autre, ils n'avaient aucune chance de faire manger leur famille avec ce riz-là.
Bien sûr, cette mission ne me plaisait pas.
Je savais pertinemment qu'ils avaient besoin de ce riz, sans nourriture, on ne peut pas vivre.
D'ailleurs, moi et, je pense, beaucoup de policiers, avions pour règle tacite de laisser partir les gens qui laisseraient leur butin.
C'est pourquoi à chaque fois que je poursuivais quelqu'un, dans ma tête,
je lui criais toujours de laisser le riz et de déguerpir.
Je ne voulais pas les arrêter.
J'en avais assez de leurs pleurs et de leurs lamentations. Je savais que je ne les supporterais pas.
Et en pleine poursuite, un jour, le vieux s'est retrouvé devant moi.
Il était comme le frère jumeau de mon père, qui lui, était mort et incinéré.
Je suis resté comme un idiot pendant un bon moment.
Alors ce “père” s'est approché de moi et m'a mis une droite.
D'habitude, quand on prend une tape sur la tête étant gamin, on se tait et on baisse la tête, parce que c'est comme ça et qu'on l'a sûrement méritée.
Mais là, je n'ai pas pu retenir ma joie. Mon père, mon père qui était mort, était revenu.
Alors, le vieux m'a dit
— Laisse le partir.
C'est lorsque j'ai entendu sa voix que j'ai compris que non, ce n'était pas mon père. J'ai voulu l'embarquer pour violence contre agent des forces de l'État.
Mais quand je me suis pointé devant lui, bleu que j'étais, il m'a filé une rouste monumentale.
— Ahahaha, tu n'imagines pas,
il m'a fait la leçon devant tout le monde, en pleine rue, après m'avoir bien défoncé la gueule.
En temps normal, ça ne donne pas envie d'écouter ce que les gens ont à dire,
mais là, c'était différent.
C'était mon père, quoi, il lui ressemblait tellement...
alors je suis resté à l'écouter, comme un gamin qui vient de se faire punir.
— Oui, m'enfin bon, il t'a pas seulement frappé, il t'a aussi montré ce que c'était qu'être réglo quand on est un homme.
C'est devenu rare aujourd'hui, les rebelles honnêtes.
Je n'étais plus un enfant, à cette époque, mais j'avais eu encore besoin d'un père.
Pour apprendre à boire le saké. Pour m'apprendre à me conduire en homme responsable dans la vie.
C'est pourquoi il y a une chose dont j'étais sûr.
... J'avais eu deux pères.
Le vieux avait été, sans l'ombre d'un doute, comme un deuxième père pour moi. Et puis aussi, un grand frère.
Et puis surtout... mon meilleur ami.
... Et ce soir, le vieux gisait sur la table des macchabées, découpé en cinq morceaux. Il y avait la tête, le torse, la jambe droite, la jambe gauche et le bras gauche.
On n'avait pas encore retrouvé le bras droit.
Ce bras droit, c'était celui qui m'avait appris à boire, celui qui m'avait frappé quand je faisais des conneries, celui qui m'avait appris le respect, et même à jouer aux jeux d'argent.
Et ce bras droit n'était nulle part.
— ... T'as une idée des enfants de salauds qui ont fait ça ?
— Oh, oui, je vois qui c'est.
... Crois-moi, j'irai leur reprendre le bras droit du vieux. Et ils me le paieront.
Il y avait un gang qui avait mené la danse depuis la fin de la guerre, un gang influent par ici qui décidait de tout et qui allait jusqu'au crime en justifiant tout par leur “guerre du barrage”.
La famille des Sonozaki.
Dans mon âme, la guerre était désormais bel et bien déclarée.
Et je savais parfaitement qui était mon ennemi.