Je savais que les prévisions météo avaient indiqué un risque d'averses en soirée,
mais franchement, je ne m'attendais pas à un tel déluge.
Réfugiés sous un abri-bus délabré appartenant à l'ancienne ligne abandonnée, Miyo Takano et moi attendions le départ des nuages de pluie.
— ... Je suis vraiment désolée, Madame.
— Allons, ce n'est pas grave, mon cher Jirô.
Je suis sortie en connaissance de cause.
Hmpfhfhfhf...
Ça la faisait pouffer de rire.
Elle m'avait prévenu du mauvais temps, elle n'avait pas été très partante, mais comme un idiot, bien sûr, j'avais insisté.
Je lui ai plus ou moins forcé la main, l'obligeant à passer l'un de ses très rares jours de congés avec moi, et voilà le résultat. Je suis vraiment un raté...
En plus, je devais repartir le soir-même pour la capitale. Je ne reviendrais pas à Hinamizawa avant un bon moment.
C'était d'ailleurs pour ça que je n'avais pas voulu passer ma journée dans l'hôtel bon marché à Okinomiya. C'était pour ça que j'avais voulu passer du temps avec elle...
— Bah... si, quand même, quoi,
je ne sais vraiment pas où me mettre.
— Hmpfhfhfhf...
Pendant encore quelques instants, elle me dévisagea avec un regard plein d'espièglerie, moqueuse.
Oh, elle ne prenait pas plaisir à me faire des reproches, loin de là.
Mais je voyais bien que ce petit rire un peu moqueur était sa façon à elle d'essayer de communiquer. Je trouvais ça plutôt charmant.
... En même temps, je crois bien que je trouve tout en elle charmant -- j'en pince méchamment pour elle, tout bêtement.
Mais à ses yeux, je ne suis qu'un agent de contrôle envoyé par ses supérieurs.
J'imagine bien qu'elle essaie de m'amadouer parce que ça rendra le déroulement du projet plus facile. Je me doute bien que ce n'est pas l'homme qui l'intéresse...
... Si ça se trouve, j'ai utilisé mes prérogatives en tant que supérieur administratif pour l'obliger à venir, en fait. Il y a de quoi déprimer...
Je crois bien que cette douce fièvre qui m'a saisi ne doit surtout pas s'installer en moi et m'obnubiler par la suite. Ce n'est pas à cause de mes sentiments, non, j'ai réellement pris froid, je dois me soigner. Oui, on va dire ça, ce sera plus facile pour oublier...
Pourtant, elle était d'habitude du genre à dire tout net ce qui ne lui plaisait pas.
... Enfin, elle ne le disait pas tout de go, mais elle savait le faire comprendre sans forcément être malpolie.
C'est pourquoi quelque part, le fait qu'elle ait voulu venir avec moi aujourd'hui est plutôt un bon signe...
— Haahh…
À moitié perdu dans mes pensées, je secouai la tête, plusieurs fois.
Elle pouffa encore une fois de rire en me voyant. J'avais l'impression qu'en fait, elle savait exactement à quoi je pensais.
Incapable de garder mon calme, je me mis à rougir.
— Vous êtes assez difficile à cerner, vous savez.
Je ne vous comprends pas, je suis certaine que les femmes vous sollicitent beaucoup à Tôkyô, et pourtant, vous semblez vouloir passer du temps avec une femme étrange comme moi, perdue au fin fond de la campagne...
— Allons bon, vous n'êtes pas étrange !
Et puis, vous n'êtes pas déplaisante à regarder, au contraire !
Non, vraiment, vous me faites d'ailleurs un peu trop d'honneur en m'accompagnant lors de l'un de vos seuls jours de congé. Je suis vraiment horriblement navré de cette débâcle.
— J'admets volontiers que j'ai décidé de passer toute ma vie à faire de la recherche,
mais l'être humain ne peut pas vivre que de travail et d'eau fraîche.
Il faut se changer les idées de temps en temps.
Et puis, il paraît que la communication avec le sexe opposé améliore grandement l'activité cérébrale.
Hmpfhfhfhf...
— Ahahahaha...
Si je puis vous être au moins utile à vous changer les idées, tant mieux...
— Pourquoi ? Lorsque vous passez du temps avec moi, vous n'arrivez donc pas à vous changer les idées ?
Elle me regarda avec un petit sourire coquin qui ne manqua pas d'affoler tous mes sens.
Je devais absolument parler ou bouger, sinon, je serais tellement cramoisi qu'elle saurait immédiatement...
— Mai-mais enfin, il ne faut pas dire ça !
Lorsque nous, enfin, que vou-que je passe un moment avec vous, je pense à, eh bien, en tout cas, plus au travail !
Et puis si vous vous mettez réellement à faire de la photo, j'aurai enfin quelqu'un avec qui parler de ma passion pour les oiseaux sauvages !
Mais ne vous forcez pas à acheter un bon appareil, ils sont très chers --
je vous ramènerai mon ancien objectif, il me dépanne encore bien souvent… Ahahah…
— Merci, c'est très gentil à vous.
J'espère que vous me montrerez votre... *hmpr*, votre enthousiasme pour la photo, la prochaine fois.
Il faudra absolument que j'aille avec vous.
Je peux compter sur vous alors, je n'ai vraiment pas besoin de m'acheter un appareil ?
— Ah, euh, oui, oui, bien sûr !
Mon ancien appareil sera parfait pour vous apprendre les rudiments. Et puis ensuite, si vraiment ça devait vous plaire, vous pourrez toujours en acheter un neuf.
Enfin, je vais déjà vous envoyer mon appareil, vous verrez bien !
— Merci.
La prochaine fois que vous viendrez, je vous montrerai mes photos, vous me direz ce que vous en pensez.
— Oui, pas de problème !
Ahahaha, je dois dire que je suis bien curieux de voir ce que vous photographierez !
— Hmpfhfhfhfhf...
Je suis une vraie débutante, mes photos seront bien moins bonnes que les vôtres...
Il faudra tout m'apprendre en me tenant les mains !
Elle me fit un sourire simple mais très efficace. Rouge jusqu'à la pointe du crâne, je me mis à bredouiller et à essayer de cacher ma gêne en me grattant la nuque.
Il me semblait que Miyo Takano ne s'ennuyait pas en étant avec moi -- ma présence ne lui était pas insupportable. En tout cas pas visiblement.
J'espèrais juste que je n'étais pas en train de me faire des films...
Normalement, elle n'en ferait pas autant si elle voulait simplement rester polie...
... Aaah, non, arrête !
Tu sais pourtant très bien que tu te fais toujours des films avec les femmes, tu as déjà pris des tonnes de rateaux à cause de ça, tu le sais bien !
Elle n'est pas intéressée, d'accord ? Même si elle a l'air, elle ne l'est pas !
— D'ailleurs, maintenant que j'y pense, je crois que c'est la première fois que nous avons une discussion en privé, n'est-ce pas ?
— Ah bon ? Oui, tiens, c'est vrai.
D'habitude, il y a toujours des gens de l'Institut dans les parages...
— Vous savez, je ne sais rien de vous.
Je ne sais pas ce que vous faites au juste à Tôkyô, ni ce que vous faisiez avant.
Quelles sont vos fonctions dans l'Armée de Terre ?
— Ahaha, eh bien...
Avant, j'étais instructeur, enfin, j'essayais.
Un jour, pendant un entraînement, je me suis blessé au visage, un œil était touché.
Je n'ai gardé aucune séquelle grave, ma vision ne me gêne en rien dans la vie de tous les jours, mais mes supérieurs semblent persuadés du contraire. Alors depuis, je suis relégué aux tâches administratives…
Eeeeh oui...
— Vous vous êtes blessé en manipulant une arme ? Hmpfhfhfhf !
— Enfin bref, un jour, on m'a demandé d'aider à l'élaboration d'un journal de la base, j'étais chargé de prendre des photos commémoratives, et c'est là que j'ai découvert à quel point la photo était passionnante.
Vous savez, l'appareil photo peut rendre les gens heureux.
Je parie que vous vous demandez ce que je raconte comme idiotie, mais je vous assure que c'est vrai.
Depuis que je fais de la photo, j'ai appris à découvrir les petits bonheurs du quotidien.
— ... Et comment est-ce que ça marche ?
— Eh bien,
l'appareil photo sert un peu à garder une trace de nos activités, de cette journée en particulier.
Quitte à en garder une trace pour toujours, autant photographier une grande occasion ou un événement spécial, non ?
Alors on regarde à travers l'objectif et on se met à chercher où se cache le bonheur fugace autour de nous.
Et à bien regarder, on se rend compte que certaines choses bien banales sont finalement extraordinaires.
Par exemple, vous marchez sur le trottoir et dans une craquelure du béton, vous voyez une fleur qui pousse, toute seule au milieu de la ville. Les passants pressés pensent à une mauvaise herbe et ne s'en soucient pas plus,
mais si vous prenez le temps de regarder cette fleur à travers l'objectif, alors vous vous rendez compte que c'est un exploit, et que cette fleur peut vous annoncer la saison qui approche.
Alors vous la prenez en photo et vous la placez dans un album.
Et un jour, bien plus tard, vous rouvrez cet album, vous tombez sur cette photo, et vous vous souvenez de tout, du jour, de l'émotion, des sensations...
— Et c'est à ça que vous pensez quand vous observez des oiseaux sauvages ?
— Oui.
Je ne m'intéresse pas trop au côté artistique de l'œuvre, je ne recherche pas à gagner un concours.
Je veux juste faire de belles photos avec des petits riens que les gens ne remarquent pas ou plus.
Justement pour les leur montrer.
C'est pourquoi je suis toujours très content de parcourir Hinamizawa en restant à l'affût. Ça me rend heureux aussi, par la même occasion.
— ... ... ... ... ... ... Je n'en avais aucune idée...
J'avais eu parfois tendance à partir dans de grandes envolées devant elle par le passé, mais elle m'avait toujours rabaissé mon caquet par de petites piques pleines d'humour.
C'est pourquoi j'étais fou de joie de constater que pour une fois, elle avait l'air vraiment surprise et intéressée par ce que je disais...
Elle vint s'asseoir un peu plus près de moi, jusqu'au contact, puis plaça ses mains sur mon appareil.
Je ne savais pas si mon discours l'avait émue ou inspirée, mais en tout cas, elle avait l'air de réellement s'intéresser à la photo.
Je m'étais un peu attendu à me faire rembarrer, alors pour ma part, j'étais plutôt très agréablement surpris.
— Vous voulez un peu essayer ?
— ... Je ne sais pas si j'y arriverai.
— Mais bien sûr, c'est très facile !
Au début, pas la peine de faire compliqué, il faut apprendre à cadrer et à déclencher l'obturateur au bon moment, c'est tout.
Tenez, prenez-le en mains.
Ah, ne mettez pas vos doigts sur la lentille de l'objectif, hein ?
— Eh bien alors,
ce n'est pas aussi facile que vous le disiez !
Hmpfhfhfhf !
Maintenant que je lui avais fait découvrir un intérêt pour la photo, j'aurais voulu marcher dans Hinamizawa pour avoir quelques photos-souvenirs...
Mais la pluie ne montrait aucun signe de faiblesse. Saloperie...
Au moins, Miyo avait l'air conquise. Elle se mit à photographier tout et n'importe quoi, depuis notre abri de fortune.
C'est pourquoi toutes les photos de ses débuts ont été faites dans ce petit décor sombre.
Depuis ce jour-là,
à chacune de nos rencontres, nous partons ensemble, seuls, nous promener partout dans le village et la région, nos appareils photos à la main.