À chacune de mes visites, Mme Takano m'accompagnait dans mes longues balades, et nous allions faire des photos.
Elle s'était apparemment découvert un intérêt pour la photographie, et je n'allais certainement pas me plaindre d'avoir trouvé quelqu'un avec les mêmes centres d'intérêts que les miens.
Mais il y avait quelque chose qui la fascinait bien plus que la photo :
l'histoire ancienne de la région de Hinamizawa.
Elle allait très souvent dans les bibliothèques municipales de la région pour y consulter les anciennes traces écrites encore conservées. Elle recherchait tous les livres qui parlaient de la région à travers les époques, et était devenue une spécialiste sur Hinamizawa en particulier.
Les jours où elle était de bonne humeur, dès qu'elle me tombait dessus, elle commençait à me raconter des histoires horribles et sordides à propos des cérémonies du culte de la déesse Yashiro, lorsque Hinamizawa était encore appelé “le village des abysses des démons”.
Il faut croire qu'elle adore les histoires qui lui font peur. Mais je ne sais pas, ça lui donne un charme mystérieux, je trouve.
Malheureusement, les histoires un peu gores n'étaient pas trop ma tasse de thé. J'avais beaucoup de mal à rester dans la conversation.
Les mises à morts qui lui donnaient des étoiles dans les yeux ne m'intéressaient pas vraiment.
Mais j'aimais la voir aussi contente, le regard perdu dans son imagination. Son sourire satisfait dans ces moments-là était magnifique et valait bien un petit sacrifice de ma part.
— Vous aimez rechercher ce genre d'histoires croustillantes, hein ?
— Mais oui, voyons, c'est passionnant !
Ce sont des histoires anciennes, un passé sombre, volontairement tenu secret ! C'est très excitant de découvrir les détails de ce qu'il s'est passé ! Vous ne trouvez pas ?
Non, je ne trouvais pas vraiment, mais avec un sourire aussi magnifique, elle pouvait me vendre n'importe quoi.
Sauf que bien sûr, l'histoire ancienne n'avait pas de quoi faire sourire.
Les histoires qu'elle aimait découvrir dans les archives, c'étaient les rapports sur les procès de sorcières, les persécutions, les meurtres jamais résolus, les histoires qui défrayaient la chronique...
— Et puis vous savez, ça me sert beaucoup dans l'étude de la maladie !
Faire des recherches, ce n'est pas simplement se battre en duel avec son microscope. Les gens d'ici ont vécu pendant des siècles en cohabitation avec le virus. Les us et coutumes du village ont forcément un rapport avec cette maladie.
— Oui, oui bien sûr, c'est un raisonnement qui se tient.
En tout cas, vous aimez ce boulot, hein ?
— Hmpfhfhfhf.
C'est l'œuvre de toute ma vie, vous savez.
Vous n'aimez pas découvrir des choses que personne avant vous n'avait jamais remarquées ?
Le mystère et l'inconnu excitent ma curiosité.
Je pense que c'est quelque chose que seuls les gens qui éprouvent du plaisir à se casser la tête à réfléchir peuvent ressentir.
La première personne à avoir découvert le syndrome de Hinamizawa y a dévoué sa vie entière tellement cette énigme le fascinait.
Et je crois que je suis la seule ici à comprendre vraiment ce que lui avait ressenti.
Mais peut-être que comme vous n'êtes pas un chercheur, vous avez du mal à vous rendre vraiment compte de ce que c'est...
Hmpfhfhfhf.
Elle était toujours très solennelle et respectueuse quand elle parlait du premier homme à avoir découvert le syndrome de Hinamizawa, feu le Professeur Takano.
J'étais sûr qu'il y avait autre chose qui la liait à lui.
D'ailleurs, j'avais remarqué un détail amusant.
Le Professeur Takano s'appelait Hifumi, c'est un nom très spécial que l'on écrit avec les idéogrammes de un, deux et trois, comme une suite de chiffres.
Or, Miyo Takano avait certes un idéogramme différent pour Takano, mais son prénom s'écrivait avec les idéogrammes pour trois et quatre -- aussi une suite de chiffres.
Cela nous donnait d'un côté un deux trois et de l'autre trois quatre.
Sachant que tous les deux s'appelaient Takano.
Et puis, je ne connaissais pas tous les détails de la vie de Miyo Takano, mais dans nos métiers, il était courant d'avoir un nom d'emprunt.
J'étais prêt à parier qu'elle avait choisi de se donner ce nom-là à cause du respect et de l'admiration qu'elle éprouvait pour cet homme...
— Dites-moi, Miyo, juste entre nous.
... Est-ce que c'est à cause de lui que votre nom s'écrit comme ça ?
— ... ... Hein ?
— Non, je pensais juste, ce professeur dont vous faites toujours l'éloge, il s'appelle Hifumi Takano,
et vous, c'est Miyo.
Ça nous fait un, deux, trois, et quatre !
Alors quoi, vous avez pris ce nom parce que vous avez repris les recherches qu'il n'avait pas pu mener à bien ?
— ... ... ... Qui est-ce qui vous l'a dit ?
— Quoi ?
Ben, personne, en fait, je viens juste de l'inventer. C'était pour faire de l'humour sur vos noms, c'est tout.
C'est pas quelque chose que j'ai entendu ailleurs.
— Hmpfhfhf, ahahaha !
Eh bien, félicitations, vous avez vu juste.
D'habitude, Jirô, vous mettez du temps à comprendre certaines évidences, je suis agréablement surprise.
— Non, je veux dire, je savais que vous aviez beaucoup de respect pour le Professeur Takano.
Et puis, quand vous parlez, parfois, vous donnez l'impression de le connaître comme s'il avait été votre père, vous parlez aussi beaucoup d'héritage et de succession.
C'est pourquoi j'ai fait l'association d'idées, c'est tout.
Les écrivains font la même chose, regardez Ranpô Edogawa, si vous mettez son nom à l'envers, “Edogawa Ranpô” c'est en fait “Edgard Allan Poe”.
C'est pourquoi je me suis dit que les idéogrammes de votre nom, vous les aviez peut-être choisis pour lui rendre hommage.
— Ah, non, ça par contre, c'est faux.
Je m'appelle vraiment Miyo Takano.
Mais c'est vrai que normalement, l'idéogramme de mon nom est celui de la hauteur, pas celui du faucon.
— Quoi ?
Mais alors, c'est le même nom que le Professeur Takano !
Ah ben ça pour une surprise !
Ah ben là, forcément,
je comprends mieux pourquoi vous ressentez ce lien aussi spécial.
À ce niveau-là, ce n'est plus du hasard, c'est votre Destin !
— Hmpfhfhfhf !
Oooh, Jirô, vous avez le sens de l'exagération !
Ça n'a rien à voir avec le Destin, voyons.
Le Professeur Hifumi Takano était mon grand-père.
— ... ... ... QUOI????
C'était nouveau, ça.
On m'avait dit que Miyo Takano avait découvert un carnet de notes décrivant la maladie dans les vieilles affaires mises en vente après sa mort, et qu'elle avait décidé de reprendre ces recherches.
Mais on ne m'avait jamais dit qu'ils avaient un lien de parenté !
— Disons que quelqu'un m'a conseillé de changer de nom, parce que ça fait un peu mauvais genre de monter un dossier pour mendier de l'argent et continuer les projets d'un membre de sa propre famille.
C'est pour ça que j'ai changé de nom.
Je crois bien qu'à part Maître Koizumi...
vous êtes la première personne à qui j'en parle, Jirô.
— ... Eh bien,
je ne savais pas, je dois dire.
... Je comprends. Ça explique un peu pourquoi vous êtes si passionnée par ce travail. M. Irie aussi s'en étonnait.
Je comprenais enfin la motivation qui poussait cette femme de l'avant.
Elle voulait mener à bien les recherches que son grand-père n'avait pas eu le temps de terminer.
— Grand-père aussi essayait d'en apprendre plus sur la maladie en revisitant les textes anciens.
Il m'a dit un jour qu'il était bien plus efficace de chercher des indices dans l'histoire de la région que de regarder dans un microscope. Après tout, ces gens ont dû s'accomoder de la maladie pendant des centaines d'années...
— ... Oui, bien sûr.
Vous savez, je pense que votre grand-père doit être très fier de vous.
Et puis, ça doit lui faire plaisir de constater quelle énergie et quel sérieux vous investissez dans ces recherches.
— Hmpfhfhfhf.
Oui, peut-être.
En temps normal, elle se serait moquée de moi. Mais là, elle souriait doucement, un peu plongée dans ses souvenirs.
... Oui, il n'y a aucun doute possible,
elle est bel et bien sa petite-fille.
— Grand-père était un deux trois,
et je suis trois quatre.
J'ai pris sa succession, mais pour l'instant, nous n'en sommes toujours qu'au stade du trois.
Je vais devoir arriver au quatre,
et ensuite, tenter de découvrir des choses sur cette maladie dont mon grand-père n'avait rien soupçonné. Le cinq, en quelque sorte.
C'est le but que je me suis fixé dans la vie. J'ai l'impression que c'est un peu pour ça que je suis venue au monde.
— Et ceci explique votre nom.
C'est un très joli nom, vous savez.
— Merci.
Mais j'aimerais garder ça secret, si ça ne vous dérange pas.
Je ne l'ai pas dit à nos clients, si jamais ils devaient l'apprendre, ils pourraient mal le prendre.
— Ahahahahaha, oui, je comprends.
Ne vous inquiétez pas.
Ce sera notre secret, rien qu'à nous.
Ce n'était pas grand'chose, ce secret, mais grâce à lui, je me sentais désormais un autre homme.
— … Je n'ai compté que jusqu'à 3.
Je n'ai pas encore atteint le 4.
... Le chemin sera encore long et périlleux, mais j'ai la ferme intention d'aller jusque tout au bout du chemin.
Je percerai tous les secrets de la maladie.
— Et moi, je vous y aiderai.
... De toute façon, c'est bien pour ça qu'on me paye !
— Rah, Jirô !
Si vous n'aviez pas dit cela, vous auriez eu un charme fou !
Vous auriez dû vous arrêter à “Je vous y aiderai”.
— Ahahahaha ! … ...
Miyo. Je vous y aiderai.
— Non, non, non, Jirô, ça ne marche pas comme ça,
il fallait le dire juste du premier coup !
Hmpfhfhfhf, ahahahahahaha !
Son rire était contagieux, et je me joignis immédiatement à elle.
Puis, lorsque nos rires prirent fin, elle reprit un air plus sérieux, comme pour mettre les choses au point.
— Jirô.
Je vous en conjure, ne répétez surtout à personne que je suis sa petite-fille, c'est compris ?
— Oui, bien sûr, je me tairai.
Je vous le promets.
— Je sais bien que ce n'est pas un crime d'être la petite-fille du Professeur Takano,
mais disons que si nos clients l'apprennent et qu'ils se sentent trahis, nous ne recevrons plus les crédit nécessaires, ce serait fâcheux.
— Non, je ne crois pas, Miyo.
D'une, je ne leur dirai rien, et de deux...
— Vous êtes sûr ?
Sûr et certain ? Vous me le promettez ?
Ces recherches, Jirô, c'est toute ma vie.
Mon seul but dans la vie est de les mener à bien.
Les gens de l'Académie des Sciences se sont moqués de lui, Jirô, ils ont marché sur sa thèse et lui ont dit de se faire publier dans la rubrique science-fiction. Je veux prouver qu'il avait raison et que ses recherches étaient d'une importance capitale pour l'humanité toute entière. Ces académiciens devront se prosterner devant lui. Et grand-père deviendra comme un dieu. C'est la seule chose qui me motive.
... Jirô, si jamais vous parlez trop et que le projet est annulé, je vous jure que... que...
— Allons, allons, tout ira bien. Je ferai comme si je n'avais jamais rien su. J'oublierai notre conversation d'aujourd'hui !
— ... ... ...
— Je vous le jure.
Je n'en parlerai à personne. Jamais.
— ... ...
— Je suis du genre à tenir mes promesses, Miyo.
Je ne le dirai à personne.
— Vous me le promettez, alors ?
Elle avait une lueur menaçante dans le regard.
Je préférai lui jurer de ne rien dire plutôt que de la voir ou l'entendre me menacer de mort.
Je comprenais bien les deux raisons qui la poussaient à faire preuve d'autant d'enthousiasme dans les recherches.
Mais elle me donnait l'impression d'en avoir une troisième.
Une raison qui la dévorait de l'intérieur. Un peu comme une blessure terriblement profonde, dont elle ne s'était jamais remise.
Et il valait mieux pour moi ne pas trop m'y intéresser, car cela ne pourrait rien amener de bon entre nous.
En tout cas, tout à l'heure, quand elle n'a pas pu finir sa phrase...
Je me demande bien comment elle comptait continuer.
Je vous jure que quoi ?
... Après tout, je ne suis pas sûr de vouloir savoir quels mots durs et acerbes elle s'était retenue de dire.
Je tins ma parole envers elle.
Mais nous ne parlâmes plus jamais de ses liens de parenté après ce jour-là...