— Ahahaaaa ! Salut, Nakagawa !
Roh, ça fait tellement longtemps, dis !
Et alors, t'en fais encore, en ce moment ?
Des sculptures en argile ?
Ahahahahaha !
— Oh, non, plus du tout.
Je t'assure, ce n'est pas drôle de vieillir.
— D'accord, mais l'argile, tu sais, il faut en faire beaucoup à la fois.
Si tu laisses trop de temps entre chaque œuvre, tu perds les bons gestes, ça sert à rien !
— Monsieur, laissez-moi vous présenter.
Voici le commandant Takano.
— Heureuse de faire votre connaissance.
Merci d'avoir pris un peu de votre temps aujourd'hui pour venir nous voir.
— Oh, je ne suis pas venu spécialement pour vous.
On m'a dit qu'il y avait des oursins crus au menu, alors j'ai pas pu résister, ahahahaha !
Ah, mais vous ne savez pas ? Les oursins, c'est bon ! C'est bourré de vitamine A, c'est bon pour la peau.
Vous êtes une femme, vous devez aimer ça, les oursins, non ?
Ahahahahaha !
Oui, les oursins crus sont riches en vitamine A, mais franchement, comparé aux épinards, il n'y avait pas de quoi en faire tout un cinéma.
... Enfin bon, là n'était pas le propos.
Il ne me plaisait pas, cet homme, et je n'avais pas envie de perdre mon temps à lui rentrer dans le lard.
Les hommes en face de moi aujourd'hui faisaient partie du conseil d'administration du projet alphabet. Ils tenaient les cordons de la bourse.
Ou bien alors, ils avaient de l'influence sur le conseil, je ne sais plus, peu importait.
Ils étaient les nouveaux maîtres de l'Institut Irie.
Et surtout, ils faisaient partie de ces gens qui contrôlaient la politique et la finance dans l'ombre.
J'allais devoir faire attention à ne pas les énerver...
Bien évidemment, je n'avais pas pu prendre la liberté de les convier à ma table.
J'avais dû utiliser d'anciennes connaissances pour réussir, avec un peu de chance, à obtenir cette entrevue.
Pépé Koizumi n'était plus de ce monde, désormais. Il n'y avait plus personne pour imposer mes quatre volontés.
J'allais devoir maintenant m'imposer toute seule.
Et pourtant, je n'étais pas seule aujourd'hui.
Je ne pouvais pas monopoliser l'attention, alors je dus me taire et attendre que la parole me fût donnée.
Mon objectif principal était de bien faire comprendre à quel point les recherches sur le syndrome de Hinamizawa avaient d'importance pour le genre humain, pour pouvoir leur demander de prolonger indéfiniment les recherches.
Ils n'étaient apparemment intéressés que par le coût des recherches, ce qui signifiait qu'ils ne comprenaient certainement pas le potentiel de la maladie.
Ils ne savaient pas qu'elle valait largement les sommes qui avaient été engagées.
Ces recherches ne se limitaient pas à un parasite inconnu, elles pouvaient chambouler notre perception de l'humanité.
Un prix Nobel ne suffirait pas à récompenser cette découverte.
Ce serait certainement difficile de le faire comprendre à des idiots pareils, mais il me fallait essayer.
À cet effet, j'avais compilé les documents et les rapports faits sur la maladie, et les avais réécrits avec des mots très simples.
D'habitude, je préfère laisser le jargon pour les ignares de la plèbe pour qu'ils n'y comprennent rien et s'abstiennent de commentaires, mais aujourd'hui, je ne pouvais pas me le permettre.
Il me fallait obtenir leur compréhension et leur aval, et pour ça, je devais surtout ne pas les mépriser.
Malheureusement, pour simplifier les explications, il fallait les rendre dithyrambiques.
Si je voulais leur expliquer le tout, je devrais normalement commencer maintenant et abandonner tout espoir de manger pendant ce repas.
J'aimerais pouvoir aller à l'essentiel et prendre mon temps.
Mais comme dit le proverbe, qui mendie son repas avec trop d'insistance ne reçoit qu'une bien maigre pitance.
Je devais me taire et prendre mon mal en patience.
— Oui.
Franchement dit, le projet alphabet, c'était pas ça, avant.
Ceux qui dirigeaient étaient des vieux encore obnubilés par la guerre, et c'était leur bac à sable.
— Ils prenaient l'argent des autres et faisaient de jolis dessins dans ce bac à sable, tout en rêvant d'un retour au grand empire Yamato des années 30.
Je veux même pas savoir combien de fric ils ont foutu en l'air !
— Il paraît que M. Okuno a demandé une enquête et veut poursuivre les anciens membres du conseil d'administration pour corruption ?
— Ahahahahaha !
Bah, c'est ce qui arrive quand tu profites des autres, hein.
Enfin, c'est pas quelque chose qu'on peut étaler dans la presse, alors ça va se régler à coup de démissions volontaires et de blâmes.
Eh oui, c'est ça ce qu'arrive quand tu laisses les vieux démons courir.
Eh putain, mais ils sont super bons, ces oursins !
Ahahahahaha !
— Vous êtes bien durs avec nous.
Pour le coup, j'ai presque un peu honte de vous avoir fait venir,
je voulais profiter de ce repas pour vous entretenir d'un détail ennuyeux...
— Quoi, les gens de... c'était comment leur nom ? L'Institut Irie, hein ?
Ils étudient une maladie dans la pampa, là, à Nagano ? Non, à Gifu. Ouais, c'est la même.
On avait décidé quoi sur eux, d'ailleurs ?
— Le conseil d'administration a ordonné l'arrêt des recherches militaires.
Quant aux recherches en elles-mêmes, on leur a demandé de tout arrêter d'ici trois ans.
Enfin, ce dernier point est encore à entériner, mais c'est la direction générale.
Ils devront arrêter les recherches d'ici quelques années, quoi.
— Aaaah, oui, oui oui oui,
j'me souviens.
Ils avaient mauvaise réputation, déjà avant.
Faut dire qu'ils nous coûtaient la peau du cul.
— Il y avait un des gros poissons qui poussait tout le temps le projet,
je crois que c'est surtout à cause de lui que personne n'osait dire non aux budgets et qu'ils laissaient faire.
— ... Mais eh,
ce mec était connu pour ses affaires de femmes, hein, alors ça m'étonnerait pas qu'il était payé en nature derrière, ahahahahahaha !
Il s'imagine que je couchais avec Pépé Koizumi, ou quoi ?
C'était une accusation dégradante et pour lui, et pour moi.
Mais je ne pouvais pas me permettre de lui coller une balle dans la tête.
Je ne devais rien montrer de ce que j'en pensais...
— ... Aujourd'hui, je me suis permis de vous faire inviter, car j'aimerais vous expliquer le rôle de cet institut. J'espère que vous reconsidérerez votre décision.
Je tenais à commencer par vous remercier d'avoir bien voulu faire le déplacement.
— Ahaha, bah, je savais bien que je ne les aurais pas à l'œil, ces oursins crus,
ahahahaha !
Je commençai alors mes explications, me gardant bien de ne pas sauter les étapes et de parler toujours avec des mots simples et précis.
Le potentiel du syndrome de Hinamizawa ne se limitait pas à l'une ou l'autre application militaire, les enjeux étaient bien plus grands.
Cette maladie pouvait expliquer l'origine de la religion. De toutes les religions, de tous les courants de pensées.
Elle remettait en cause certains des fondements de la Science, et en particulier notre définition de l'être humain.
Je pris bien soin de leur expliquer ça en particulier.
Je ne sais pas si ces idiots en face de moi en ont compris grand'chose, mais tant qu'ils revenaient sur leur décision, le reste m'était bien égal.
Ils devaient à tout prix se rendre compte que le syndrome de Hinamizawa était une découverte extraordinaire...
— Merci, Commandant.
... Hmmm, oui, effectivement.
Hmm...
— Commandant, est-ce que nous pouvons vous demander de vous retirer quelques minutes ? Nous devons vraiment en discuter entre nous.
— Oui, bien sûr.
Eh bien, Messieurs, je vous laisse. À plus tard, donc.
Ils ne pouvaient bien évidemment pas mener leurs discussions devant le principal intéressé.
Je leur laissai tous les documents.
Je ne pouvais plus qu'espérer, désormais.
Je quittai la pièce et refermai la porte coulissante derrière moi.
J'avais loué la pièce à côté justement pour me retirer et les laisser délibérer.
Mais je m'arrêtai en plein chemin.
Je savais que c'était contraire aux règles de bienséance, mais je tendis l'oreille, pour espionner leur conversation...
— Eh ben... Je sais même pas trop quoi dire, là.
Les gens de l'ancien conseil me font presque de la peine, pour le coup.
— ... Bah, vous savez comment c'est, hein.
Maître Koizumi avait beaucoup, mais vraiment beaucoup d'influence, alors...
— J'ai rencontré Maître Koizumi quand on m'a nommé consultant pour la création des consortiums médicaux de *********. Il m'avait l'air d'être une personne très sage et très intelligente.
Hmmm...
— Bah, que voulez-vous, on ne peut pas gagner contre le Temps, hein.
Ça prouve bien qu'il faut savoir quand tirer sa révérence.
— Mais vous savez, cette maladie existe réellement.
N'allez pas croire que tout cela n'est qu'un ramassis de mensonges...
— L'Institut Irie a déjà expliqué la maladie, non ? Ils ont même commencé à produire des médicaments contre.
Ça suffit largement.
— Vous savez, le Japon doit surtout éviter de rendre ses voisins trop nerveux,
et les projets militaires, ça a tendence à rendre vos voisins nerveux, nous serons tous d'accord.
Au minimum, il nous faut détruire toutes les preuves qu'il y a eu des recherches sur une application militaire. Et le plus tôt sera le mieux.
— Vous voulez dire, en plus de l'arrêt des recherches militaires ?
— Exactement.
Parce que même si nous arrêtons tout, il restera des documents et des traces qui diront que le Japon a eu un programme de développement d'arme bactériologique.
C'est pourquoi nous sommes obligés de cacher l'existence de la maladie et d'en détruire jusqu'à la dernière des traces.
En éradiquant la maladie, si possible.
— De toute façon,
si la maladie persiste, il y aura forcément un jour quelqu'un qui viendra pour l'étudier. Et il creusera un peu et découvrira tout ce que nous avons voulu maintenir caché, et nous serons là comme des cons.
Je m'en tiens à notre décision. Dès que la maladie est éradiquée, je veux que toutes les preuves de l'existence de la maladie et de nos recherches soient détruites.
— Je vois.
Oui, finalement, on aura beau retourner le problème, on arrive à la même solution.
Le problème n'est pas d'obtenir un prix Nobel, c'est de ne pas nous encombrer avec des recherches qui pourraient ne pas plaire aux autres pays.
— Et puis de toute façon, les gens de là-bas se sont débrouillés avec pendant des siècles, non ?
Pourquoi aller chercher la merde ?
— Tout à fait de votre avis.
Je ne doute pas de l'existence de la maladie, mais…
les rapports du premier gusse qu'a découvert la maladie, le Takano, là, ils sont un peu romancés, quand même.
— Oui, quand j'ai lu les documents d'époque, je me suis dit qu'il avait l'air unique en son genre.
Un parasite dans la tête, d'accord, mais qu'il puisse avoir une influence directe sur le processus de pensée de l'être humain ?
Y a un moment, faut arrêter, hein...
— Si c'est ça, l'explication des religions, alors Shâkyamuni et l'autre, le Jésus Christ, c'étaient des Reines Mères !
Si jamais nous faisions publier ça officiellement, le monde entier nous tomberait dessus à bras raccourcis !
— Oui, les groupes religieux font plutôt peur !
Ahahahahahahaha !
— Je vais être honnête, c'est prouvé sur les animaux, donc moi, ça me dérange pas si l'être humain a des parasites dans le cerveau.
Mais de là à dire qu'ils contrôlent nos pensées, non mais hahahahahaha !
Je ne veux pas savoir tout ce qu'il consommait, cet homme !
Je restai avachie derrière la porte, prise par un étrange sentiment de déjà-vu.
C'était la première fois que je venais dans ce restaurant, mais pourtant, il me semblait que j'avais déjà vécu la même chose, avant...
Je ne savais pas trop pourquoi, mais je me sentais extrêmement triste, d'un seul coup.
Puis j'eus mal aux yeux.
Eh mais ?
Mais qu'est-ce qu'il se passe ?
Mais pourquoi je pleure ?
Devant moi, je ne voyais plus la porte.
Je n'étais plus dans un restaurant traditionnel, mais devant une salle avec un grand tapis au sol.
Je pouvais sentir de la poussière et du formol dans l'air. C'était une odeur étrange, mais très familière, très apaisante...
Et devant moi, je vis à nouveau grand-père.
Les ignares devant lui venaient de se moquer ouvertement de sa thèse, et il n'avait même pas le droit de dire quelque chose.
Ce n'était pas une hallucination.
J'ai cité grand-père des tas de fois dans les documents que j'ai laissés aux grands pontes du projet alphabet.
Je n'étais donc pas surprise outre mesure de le voir avec eux dans la pièce -- il devait être en train de leur expliquer la situation.
Au fur et à mesure que les larmes brouillèrent l'image que je voyais de mon grand-père,
j'entendis à nouveau les critiques vexantes et insultantes qu'il avait subies à l'époque...
Oui, j'avais déjà vu cette scène.
Et normalement, elle était passée depuis des dizaines d'années.
Pourquoi est-ce que tout se déroulait pareil, aujourd'hui ?
Perdue dans mes pensées, je restai immobile, contemplant le monde étrange résultant de la surimpression entre le présent et mes souvenirs.
— Le commandant ne m'avait pas l'air bien dans sa tête,
et Maitre Koizumi devait être un peu gâteux pour prendre ces histoires au sérieux, mais celui qu'était vraiment atteint, c'était ce Takano, là !
Sa thèse, c'était du grand n'importe quoi.
— On sent bien qu'il mélange un peu ce qu'il trouve et ce qu'il aimerait trouver, ça ressemble plus à de la fiction qu'autre chose, son truc.
D'ailleurs, je me demande pourquoi il n'est pas allé voir un libraire avec son manuscrit, il aurait eu ses chances !
— Ah oui, non mais c'est tout à fait ça !
J'ai un ami qui est patron d'une maison d'édition,
je suis sûr qu'il accepterait !
Ahahahahahaha !
— Messieurs, il n'y a vraiment pas de quoi rire.
La nation a donné des sommes folles pour ce projet, pendant plusieurs années.
Le plus terrible dans toute cette affaire, c'est le plan B, regardez donc le manuel des consignes d'urgence. Ils ont préparé de quoi assassiner tous les villageois en cas de pépin !
Il nous faut absolument cacher cela de l'opinion publique et des services secrets des autres pays.
— La simple existence de ces directives est déjà une raison en soi d'avoir peur, mais pensez donc que ce plan peut être déclenché à tout moment -- si cela devait se savoir, nous aurions de gros problèmes, même avec l'opinion publique.
Et regardez ce que ça nous coûte de nous tenir prêts à mettre ce plan à exécution !
— Mais non, c'est de la connerie, tout ça.
C'est juste le nom de la ligne dans le rapport, ils utilisent ces sommes-là pour autre chose, c'est un projet fantôme, ça arrive souvent dans les affaires de corruption.
Et puis franchement, laissez-moi rire.
Si l'une des gamines du village meurt, tous les habitants pètent un câble et deviennent fous furieux ? Non mais c'est bon, quoi, faut arrêter de lire des mangas.
— Oui, vraiment, c'est à se poser des questions !
On ne peut pas continuer à donner des sous pour une connerie pareille !
Quand je pense qu'il y en a qui croient vraiment à ce qu'il y a marqué là-dedans !
Il prit alors les documents et les laissa tomber sur la table, d'un geste exagéré.
D'ailleurs, on peut même dire qu'il les a jetés sur la table.
La preuve, le paquet de feuilles du document s'est détaché, et elles vire-voltèrent toutes un peu partout...
— Ouais, vous avez raison, ahahahahaha !
Ah, 'scusez-moi, je dois aller...
me laver les mains, ouais.
L'homme se tourna et voulut sortir,
marchant alors en plein sur une partie des documents,
froissant les pages au passage.
Au sol, je ne voyais plus les documents froissés sur les tatamis,
mais la thèse de grand-père froissée sur le grand tapis.
Et grand-père, lui, restait là, sans bouger, certainement empli d'une tristesse immense, mais s'interdisant de montrer ses sentiments.
Je ne pense pas que grand-père ait eu la moindre réaction.
Par contre, moi, il me sembla bien que son visage se déforma.
D'ailleurs, toute la pièce s'était déformée derrière lui aussi -- parce que j'avais des larmes plein les yeux.
— ...
Je bondis dans la salle, m'accrochant sans vergogne aux jambes de cet homme.
Ce n'était pas parce que je le haïssais.
Enfin, si, soyons honnête, je le haïssais, mais il y avait plus important.
Je ne voulais pas lui permettre de marcher encore sur ces feuilles, c'était une insulte insupportable !
— Ne marchez pas dessus !
NE MARCHEZ PAS DESSUS !
Comment osez-vous, grand-père s'est donné tellement de mal ! Alors ne marchez pas dessus !
— Ouah... Euh... Excusez-moi...
Je n'avais qu'une seule obsession, retirer ce pied de mes documents.
Mais j'eus beau tirer dessus encore et encore, il resta fermement en place, comme si la jambe avait pris racine.
Accrochée à cette jambe, j'essayai tout et n'importe quoi.
Je me mis à tirer sur les documents, puis revins à la jambe, puis aux documents.
Mais ni l'un, ni l'autre ne marcha...
— Ne marchez pas dessus !
Ne marchez pas dessus...
Grand-père…
Ne…
Ne marchez pas dessus...
Dans la pièce devenue parfaitement silencieuse, seuls mes pleurs vinrent troubler le silence.
Comme autrefois, en ce jour fatidique...