Les raisons qui m'ont poussé, étant enfant, à vouloir devenir médecin, sont malheureusement peu glorieuses, comme souvent à cet âge-là.
Tout ce que je voulais, c'était gagner beaucoup d'argent
et être respecté.
En tout cas, il me semble que c'est ce qui m'a tout d'abord lancé sur cette voie.
C'est pourquoi -- et ce même lorsque je jouais avec les enfants du quartier -- je me comportais toujours comme un docteur.
Avec mes soi-disant connaissances en médecine -- en réalité bien peu de choses -- je nettoyais les plaies de ceux qui étaient tombés, ou bien je mettais des compresses froides sur ceux qui s'étaient fait une entorse.
J'étais persuadé, et mon entourage aussi, qu'un jour, je serais docteur et j'aurais mon cabinet de consultation.
Ma famille était très pauvre, aussi mes parents étaient-ils contents de me voir choisir ce métier.
Ils m'ont appris qu'il me faudrait beaucoup étudier pour devenir médecin, et lorsqu'ils trouvaient des pseudo-livres de médecine dans les bibliothèques municipales, ils me les faisaient lire.
Le coût pour simplement emprunter ce genre de livre était déjà conséquent.
Ils me le donnaient à lire en diagonale pour un jour, puis retournaient le lendemain en disant que j'avais été déçu parce que je l'avais déjà lu avant. La bibliothèque leur laissait donc souvent changer de livre sans frais supplémentaire.
Alors bien sûr, ce n'est clairement pas dans ces livres que j'ai appris grand'chose d'utile, mais ils servirent à me motiver.
Dans le quartier, les gens m'appelaient “Docteur Kyôsuke”, et à l'école, mes camarades de classe me choisissaient toujours comme délégué à l'infirmerie.
D'ailleurs, notre médecin à l'infirmerie m'a souvent parlé de ce que je devais faire pour devenir docteur.
Évidemment, la réalité n'est pas tendre. Je ne pouvais pas devenir médecin comme ça, parce que c'était un rêve de gamin.
J'ai dû bûcher mes matières comme un fou, et ce n'était vraiment pas drôle tous les jours.
Pour atteindre mon objectif, je ne pouvais pas faire l'impasse sur un séjour à l'université.
Mais mes parents étaient pauvres ; ils m'ont dit tout de go qu'ils ne pourraient jamais me payer l'inscription aux meilleures universités privées.
Je n'avais donc que les universités publiques à ma portée.
J'avais des notes très bonnes, mais les concours d'entrée des universités publiques sont très, très difficiles -- et surtout, le numerus clausus est très restreint.
Encore plus en faculté de médecine.
... Je me suis donné à fond dans mes révisions.
Porté uniquement par ce rêve d'enfance.
Ça paraît fou, mais c'est vrai : la seule chose qui me poussait à devenir médecin, après toutes ces années, c'était cette envie de gagner des sous et d'être respecté.
... Et puis vinrent les résultats. J'étais admis.
Oh, bien sûr, je n'étais pas très bien classé au concours, mais j'avais atteint mon but. Enfin, c'était plutôt la ligne de départ pour pouvoir réaliser mon rêve.
Bien sûr, mes parents furent heureux d'apprendre la nouvelle.
Eux avaient à peine terminé l'école primaire, comme beaucoup de gens nés avant la guerre. Pour fêter mes résultats, ils ont organisé une grande fête, invitant toute la famille.
Ils savaient pourtant que mes études leur coûteraient toutes leurs économies, mais ils firent la fête sans regarder à la dépense.
Mon père était du genre à ne jamais laisser transpirer ses émotions.
Il était toujours impassible, stoïque, digne.
Il ne disait jamais ce qu'il pensait, ne prenait jamais d'initiative, non plus.
C'était un personnage buté et taciturne, comme beaucoup de pères de famille à cette époque. Il laissait sa femme tout préparer, ne venait qu'au dernier moment, et repartait sans rien dire.
Je me souviens encore de sa joie et de sa fierté ce jour-là, des larmes de bonheur qui coulaient sur ses joues. J'en ai été tellement ému que moi aussi, je me suis mis à pleurer.
Il s'est vanté encore et encore auprès de ses frères et sœurs d'avoir un fils aussi brillant. Il m'a tapé dans le dos, m'a regardé droit dans les yeux et m'a félicité, encore et encore.
Cette fête fut aussi une fête d'adieu pour moi, car je devais désormais aller vivre à Tôkyô.
Sur le quai de gare, mon père a crié des “Banzaï” pendant tout le départ, sans se soucier des autres voyageurs et des regards gênés.
Avant le départ du train, j'ai eu honte de son comportement.
Et puis, lorsque mon père a disparu au loin, à l'horizon, je me souviens m'être mis à pleurer en lui répétant merci à tout bout de champ...
Ainsi commença le long et périlleux chemin de mes études.
Il y eut des jours où je n'eus qu'une seule envie, celle de laisser tomber mes livres et de vivre la grande vie en ville.
Mais les lettres qui me venaient de mes parents me remettaient toujours dans la bonne attitude. Elles me furent un très grand soutien.
À l'époque, je voulais devenir médecin généraliste, pour pouvoir retourner dans mon quartier et ouvrir une pédiatrie ou même simplement un cabinet de consultation.
Je n'ai jamais, au grand jamais, imaginé une seule seconde devenir un spécialiste du cerveau...
Un jour, alors que je recevais encore une de ces lettres qui me remontaient le moral et me remotivaient, je remarquai quelque chose de différent.
Cette lettre me parlait toujours de notre village, me demandait toujours si j'allais bien, si tout se passait bien,
mais le post scriptum me frappa.
Depuis quelque temps, ton père est devenu très violent.
Certains jours, il rentre furieux du travail et retourne toute la maison. Je ne sais plus quoi faire.
Cela ne correspondait absolument pas avec le tempérament que je lui avais toujours connu. Ce fut un choc plus qu'une surprise, je dois dire.
Il devait s'être forcément passé quelque chose de grave.
Mais le post scriptum m'apprit aussi que ma mère ne voyait absolument pas ce qui pouvait l'avoir rendu comme ça.
Ma mère était sa compagne, sa partenaire, son autre moitié.
Elle vivait avec lui depuis bien avant ma naissance.
Elle voyait bien plus de choses que moi lorsqu'elle observait les gens, qui plus est son mari.
Si elle n'avait aucune idée du pourquoi du comment...
Alors je me demandais bien ce que tout cela pouvait signifier.
Ils étaient pourtant un couple soudé.
Quand j'avais fait honte à ma mère ou que je l'avais mise en colère, mon père sortait de nulle part pour me mettre un coup sur le crâne.
Comment pouvait-il se retourner contre elle, désormais ?
Ils devaient forcément avoir eu une raison de discorde.
Je savais que je retournerais voir mes parents pendant les fêtes de fin d'année.
Je pensais en profiter pour avoir une discussion d'homme à homme avec mon père.
Mais la situation était bien plus sérieuse et pressante que je ne l'avais naïvement imaginé.
Un jour qu'il faisait particulièrement froid,
je rentrai à mon appartement en trouvant la porte ouverte.
Pensant avoir été cambriolé, j'entrai précipitamment et trouvai ma mère assise à terre, tenant ses bagages contre elle.
Elle avait fui sa propre maison,
incapable de supporter les violences de mon père, et était venue chercher refuge chez son fils...
À l'époque, les gens considéraient qu'une femme n'avait de maison dans aucun des trois mondes. Ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans le futur.
Elle était du même coin que mon père et n'osait pas retourner chez ses propres parents. C'est pourquoi elle avait choisi de venir chez moi, à la capitale.
Alors elle m'expliqua de vive voix la situation, les violences quotidiennes.
Elle en pleurait constamment, ne comprenait pas ce changement, lui qui avait toujours été si discret et si retenu.
Elle m'annonça aussi, sur un ton catégorique, qu'elle ne voulait plus jamais le revoir.
Je dois avouer que ce fut un choc terrible pour moi.
Je lui ai demandé si elle ne pouvait pas au moins tenter de renouer le dialogue avec lui, mais les bleus qu'elle portait partout sur le corps l'avaient beaucoup aidée à prendre sa décision...
Quant à la suite des événements... Je n'aime pas trop me la remémorer.
Après le départ de ma mère, mon père crut tout d'abord qu'elle avait un amant. Il prit un sabre de kendô et alla défoncer les portes de tous les voisins pour la retrouver.
Puis il fut arrêté par la Police.
Il fut aussitôt relâché, mais comme il affirmait mordicus qu'elle se cachait chez quelqu'un, il recommença ce manège de nombreuses fois.
Il cherchait des ennuis à tout le monde, sans réfléchir.
Un soir, il prit à partie un groupe de jeunes voyous désœuvrés, qui le tabassèrent et le laissèrent mourir sur la chaussée.
Lors de la crémation, c'est l'une de mes tantes qui a tenu le rôle de la pleureuse. Ma mère n'est venue ni à la veille, ni à la cérémonie, ni même à la procession.
On ne donne pas le fouet aux morts.
Personne ne se permit de critiquer ses actes violents, mais tous me répétèrent qu'ils se demandaient comment un homme si discret avait pu changer à un tel point.
En parlant au reste de notre famille, je pus apprendre beaucoup d'autres petites choses sur le comportement bizarre de mon père.
Ma mère ne m'avait parlé que de coups et de soudains accès de colère.
Mais cela ne s'arrêtait pas là.
Pendant les derniers mois de sa vie, à la surprise de tous, il souriait, il déprimait, il pleurait ouvertement.
Ce n'était pas normal de le voir exprimer ainsi ses émotions. Cela avait pris tout le monde de court.
Et puis surtout, ils me racontèrent qu'il avait été blessé à la tête lors d'un accident, et qu'il en avait eu de fortes migraines chroniques.
Mon père était un artisan dans le bâtiment.
Il avait pris une poutre de charpente sur la tête alors qu'il travaillait sur un chantier.
Il avait perdu connaissance pendant à peine quelques secondes, et semblait ne pas en avoir souffert outre mesure, aussi personne ne s'en était inquiété.
Mais ce n'est qu'après cet accident que les changements et les maux de tête sont arrivés.
Je sentis que la clef du mystère était certainement là. À peine rentré à Tôkyô, j'allai consulter l'un de mes professeurs pour avoir son avis sur la question.
— ... Hmmmm.
Je ne peux pas te l'affirmer catégoriquement, Irie, mais d'après les symptômes que tu décris, je dirais que ton père avait un trouble mental.
Son cerveau a dû être blessé lors de cet accident. C'est peut-être une psychose idiophrénique.
En tout cas, cela ressemble fort à des changements de personnalité et à de la confusion mentale.
C'est le cerveau qui coordonne les actes des êtres humains.
Et quand cet organe tombe malade, cela donne des comportements anormaux.
Mon père n'était donc pas foncièrement un connard fini ; il était simplement tombé malade.
— Tu obtiendras peut-être une autorisation pour l'autopsier. Je te recommande de bien observer son organe cérébral.
Tu trouveras probablement une tumeur dans son cerveau.
Malheureusement, bien sûr, mon père avait déjà été incinéré.
Je ne saurai jamais la vérité sur son état de santé.
Mais d'après les témoignages que j'avais reçus, je pouvais être sûr et certain que mon père avait souffert de cela.
Il n'y avait que ce type de maladie qui expliquait pourquoi un homme dévoué à sa famille avait pu changer d'une manière aussi abrupte et aberrante.
... J'ai contacté tous les membres de notre famille pour leur faire part de cette découverte et leur expliquer la situation, mais la plupart d'entre eux ne furent pas convaincus. Je ne réussis pas à restaurer l'honneur de mon père dans leur estime.
Ils pensaient tous que si le cerveau avait été atteint, mon père serait mort.
Or, il avait été en pleine forme.
C'est pourquoi personne ne voulut croire qu'il avait eu une blessure au cerveau.
De plus, ils restèrent persuadés que cela ne pouvait venir que d'un problème avec ses émotions.
Il ne fut plus question de son cerveau, mais de son âme, un mot vague et passe-partout qui leur évitait de devoir trop se pencher sur la question.
Les personnes ordinaires n'en savent pas plus que cela sur le cerveau.
Ils ne savent pas que l'âme dont ils parlent si souvent n'est qu'un ensemble de réactions ordonnées par l'organe qu'est le cerveau.
Ils n'arrivent pas à comprendre ce principe.
J'abandonnai bien vite l'idée de convaincre tout le monde, mais il y avait quelqu'un dont l'avis me tenait à cœur.
... Ma mère.
Elle se fit vieille et commença à radoter.
Puis elle se mit à raconter la violence de mon père à son égard, en exagérant un peu plus les faits à chaque fois.
Lorsqu'elle ouvrait la bouche, je pouvais être sûr que mon père finirait par en prendre pour son grade.
Et elle finissait toujours ses tirades dans les larmes, en se demandant comment elle avait pu épouser un homme pareil.
Pourtant, ils avaient été si soudés pendant toutes ces années...
J'avais toujours pensé que je vivais dans l'une des meilleures familles du monde...
C'est pourquoi je voulais absolument la convaincre, elle...
Mon père s'est mal comporté avec elle, c'est vrai, mais il n'était qu'un malade mental, après tout.
Bien sûr, ses actes étaient regrettables, mais il n'en était pas vraiment responsable.
Je lui ai expliqué souvent pourquoi je pensais que mon père n'était pas fautif.
Et pourtant, ma mère n'accepta jamais de me croire.
Alors qu'elle était sur son lit de mort, je lui ai demandé, encore et encore, de lui accorder enfin son pardon, avant de quitter ce monde.
Mais lorsqu'elle rassembla ses dernières forces pour me parler, ce fut pour m'ordonner de ne pas placer ses os dans la même urne que mon père...
... Mon père était innocent.
Il avait simplement été victime d'un trouble mental.
Lorsque quelqu'un tombe malade et se met à tousser, personne ne lui dit d'arrêter son cirque.
Les gens savent que c'est un symptôme de maladie, et souvent, font preuve de sympathie avec la personne malade.
Mais dans le cas de mon père, le symptôme n'était pas reconnaissable facilement.
Il avait changé de personnalité, ce n'était pas quelque chose de palpable, de suffisamment concret.
Si j'avais étudié le cerveau un peu mieux, j'aurais pu expliquer le problème en détail à ma mère, et elle aurait compris.
Je suis sûr qu'elle lui aurait pardonné ses gestes et qu'ils auraient été réunis dans l'autre monde.
C'est en réalisant cela, peu après sa crémation, que je me suis rendu compte à quel point j'étais inutile. J'en ai pleuré d'amertume.
C'est aussi ce jour-là que j'ai compris qu'il y avait certainement des tas de gens dans le même cas,
qui étaient morts ou qui allaient mourir dans l'incompréhension générale, alors qu'ils étaient innocents.
Quelque temps après, j'obtins une information capitale.
J'appris l'existence d'un domaine de la médecine qui était en train de révolutionner le monde, et qui pourrait sûrement soigner les malades atteints au cerveau : la psychochirurgie.
Alors, je sus quel serait désormais mon but dans la vie. Je jurai solennellement d'étudier le cerveau comme personne d'autre, pour pouvoir sauver tous les incompris qui en souffraient.
Mon père n'était malheureusement plus de ce monde,
mais je voulais pouvoir être en mesure de le sauver, si celui-ci devait réapparaître devant moi.
Pour que lui et ma mère pussent se pardonner mutuellement et se retrouver.
Telle est la raison qui me pousse inlassablement, moi, Kyôsuke Irie,
à poursuivre mon chemin.