Je décidai de faire annuler les plans de dissection de Satoko et me préparai à lui inoculer le C103, un sérum expérimental créé par nos soins, mais dont nous ne savions pas s'il était sans danger pour l'être humain.
Ce médicament devait endiguer la sécrétion de certaines hormones pour empêcher le syndrome de Hinamizawa de communiquer des ordres au cerveau de Satoko et de déclencher en elle des troubles mentaux.
En effet, l'agent pathogène de la maladie, niché dans le lobe frontal, déclenche un état mental très réceptif à la paranoïa chez son hôte, ce qui pousse le patient à se défendre “de lui-même” de manière disproportionnée -- en tuant un adversaire, de peur de se faire tuer, par exemple.
Donc, si nous réussissions à couper les voies de transmission des ordres de l'agent pathogène, nous pourrions tout du moins empêcher un patient en phase terminale de devenir complètement fou.
Le problème étant qu'il ne suffisait pas simplement d'empêcher la transmission des ordres pour guérir le patient.
Car hélas, ironie du sort, le cerveau était un organe fait pour apprendre.
Une fois que le cerveau avait appris à douter, encore et encore, jusqu'au point de la paranoïa, alors il avait appris à y devenir bien plus réceptif, et continuerait à l'être, même si l'agent pathogène devait être éradiqué.
Donc même si l'agent pathogène lui-même ne pouvait plus influer sur le cerveau, le cerveau du patient pouvait, de lui-même, amener ses pensées et ses doutes à déclencher une crise paranoïaque en lui.
C'est pourquoi l'on pouvait théoriser qu'un patient N5 au bord du gouffre ne pourrait jamais plus guérir.
(Le proverbe “chat échaudé craint l'eau froide” illustre ce paradoxe.
Même si la brûlure guérit et disparaît, la peur d'une nouvelle brûlure reste, elle, à tout jamais installée en nous.
Lorsque cela est positif, on peut dire que c'est une bonne leçon, mais lorsque cela est négatif, on appelle ça un traumatisme.)
La seule méthode pour guérir de la maladie serait donc, en théorie, d'associer à ce médicament une bonne dose de psychotropes et un suivi long et intensif chez un psychothérapeute.
Il fallait en fait empêcher le déclenchement du trouble mental, tout en amenant progressivement le patient à ne plus être paranoïaque.
C'était la seule thérapie envisageable pour l'instant pour un patient aussi gravement malade que Satoko.
Et pourtant, cette méthode impliquait de contrer les stimuli incessants de la maladie avec d'autres stimuli qui nous arrangeaient plus. La partie de son cerveau qui créait et gérait ses émotions risquait l'encéphalite.
Il pouvait aussi y avoir des répercussions imprévues sur sa santé.
Les chances de succès de cette thérapie dépendaient donc surtout de sa résistance physique et mentale.
J'avais décidé de commencer l'inoculation dès que son état de santé me semblerait adéquat, et à cet effet, nous l'observions tous les jours avec grande attention...
Mais malheureusement, alors que nous entrions justement dans cette phase délicate, un indésirable se mit à tenter de la solliciter presque tous les jours, menaçant de détruire son faible équilibre mental.
C'était un vieil inspecteur de police affecté au commissariat d'Okinomiya appelé Kuraudo Ôishi.
Il pensait que le meurtre du chef de chantier avait été perpétré ou tout du moins ordonné par les Sonozaki, tout comme les actes de violences de la guerre du barrage avaient été organisés par eux et par les autres clans fondateurs du village.
C'est pourquoi il semblait persuadé que l'accident des parents de Satoko n'en était pas un. Et c'est la raison pour laquelle il voulait absolument lui parler...
— Écoutez, Inspecteur, même si vous revenez tous les jours encore, je ne vous autoriserai quand même pas à la voir.
Le choc l'a traumatisée.
Ne me dites pas que vous n'arrivez pas à le comprendre ?
— Si, bien sûr, mais j'ai juste quelques mots à lui dire, c'est tout.
Ça ne durera pas bien longtemps, croyez-moi.
Et puis vous savez, je peux aussi aller demander un mandat, si vraiment vous n'êtes pas coopératif, mais j'aimerais ne pas avoir à en arriver à ces extrémités.
C'est bien par respect pour sa probable souffrance que je ne le fais pas, sinon, je l'aurais fait emmener au poste il y a belle lurette.
— Inspecteur, je ne comprends pas ce que vous pouvez bien vouloir lui demander de si important. Est-ce que ça justifierait vraiment de demander un mandat d'arrêt contre elle ?
— ... Hmmm, ben en fait, pour être franc avec vous,
la chute mortelle qu'ont fait ses parents n'était probablement pas un accident.
— Je sais que les époux Hôjô étaient détestés par tout le monde au village depuis cette histoire de barrage.
Mais je ne pense pas que les habitants aillent jusqu'à les poursuivre sur le lieu de leurs vacances pour les jeter dans le ravin. Ça ne vous paraît pas un peu gros ?
— Hmmm...
Bah, disons qu'après tout, ça peut aussi être un accident, hein,
mais il y a un mensonge que je ne m'explique pas.
Je ne comprends pas pourquoi il a fallu mentir sur un certain détail, voyez-vous.
Et en y réfléchissant, j'ai fini par comprendre que la raison de ce mensonge, c'est que cette chute, ce n'était pas un accident, tout simplement.
— ... Vous parlez de mensonge depuis tout à l'heure, mais à quoi faites-vous donc allusion ?
— Ah, eh bien,
Satoko Hôjô a témoigné qu'au moment de l'accident, elle dormait dans la voiture.
Et en y réfléchissant, je me suis rendu compte que c'était un peu bizarre comme histoire.
Elle avait affirmé, depuis toujours, qu'elle dormait sur la banquette arrière au moment de l'accident.
C'est pourquoi elle n'avait même jamais vu où cet accident avait eu lieu.
Lorsqu'elle s'était réveillée, ses parents n'étaient nulle part en vue.
Et après avoir paniqué un peu au début, elle avait fini par comprendre qu'ils étaient tombés en contrebas...
— Et en quoi cela vous paraît-il suspect ?
Vous pensez qu'en fait, elle n'a pas dormi dans la voiture et qu'elle les a accompagnés jusqu'au point de vision panoramique ? C'est ça ?
— Oui, c'est bien ça.
Satoko Hôjô n'a pas dormi cet après-midi-là.
Elle est descendue de voiture avec ses parents et les a accompagnés jusqu'au bord du promontoire.
... Une vision cauchemardesque m'assaillit.
Si jamais l'inspecteur voyait juste et que Satoko avait menti en disant qu'elle n'avait pas été avec ses parents jusqu'au belvédère,
alors cela laissait entrevoir une autre possibilité...
— Mais je... Je ne comprends pas sur quoi vous vous basez pour affirmer une chose pareille, enfin !
Quel serait l'intérêt pour elle de mentir à ce sujet ?
— Ah, mais c'est justement là toute la question, voyez-vous ?
Pourquoi est-ce que Satoko Hôjô s'est sentie obligée de mentir sur sa présence à ce belvédère ?
Tant qu'elle ne nous aura pas expliqué pourquoi,
nous ne pourrons pas classer l'affaire dans les accidents.
— Mais alors, pourquoi au juste pensez-vous que Satoko Hôjô a menti ?
— ... Je n'ai fait que glâner les informations en discutant avec les collègues de Shirakawa, ce n'est pas ma juridiction.
Mais en lisant le rapport, je me suis dit que c'était bizarre.
— D'accord, j'entends bien, mais quoi ? Comment ?
— Satoko Hôjô a déclaré que
ses parents l'avaient invitée à aller regarder le paysage depuis un point panoramique, mais qu'elle avait préféré rester dans la voiture pour dormir, car elle se sentait très fatiguée.
Puis elle a dormi un long moment et s'est réveillée.
Puis, ne les voyant toujours pas revenir après plusieurs heures, prise de désespoir, elle s'est mise à pleurer.
Lorsque le gardien a fait sa ronde, il l'a entendue pleurer, et c'est finalement lui qui a découvert l'accident.
Sauf que voyez-vous,
la déposition du gardien dit qu'elle pleurait et qu'elle lui a alors dit que ses parents étaient tombés dans le ravin.
Le problème, c'est que depuis l'endroit où leur voiture était garée, il était strictement impossible de voir le lieu de l'accident.
Oh, quoique, si l'on sait où regarder, j'imagine qu'on aurait pu voir les bouts arrachés de la barrière en bois.
Mais moi, surtout, ce qui me paraît vraiment louche,
c'est qu'en voyant que ses parents n'étaient pas dans la voiture lorsqu'elle s'est réveillée, la première chose qu'elle a pensé, c'est que ses parents étaient morts en tombant dans le ravin.
Généralement, on pense d'abord à une promenade, au pire, les jeunes enfants s'imaginent qu'on les a abandonnés, mais là, non.
Sans même avoir vu le lieu de l'accident, elle a pu déterminer précisément qu'ils étaient tombés de là-bas, c'est curieux, quand même, non ?
Je voudrais savoir comment elle a compris ce qu'il s'était passé, c'est tout.
Je lui ai posé la question avant son hospitalisation, mais elle me donnait des réponses d'hommes politiques, très vagues, très évasives. Ah, je dormais, je ne sais plus, je ne me souviens plus...
C'est pour ça que j'ai pensé qu'il serait intéressant d'avoir une grande discussion avec elle, histoire de tirer tout ça au clair.
Je réalisai alors que ce dont j'avais eu peur était effectivement arrivé.
J'ai toujours considéré que c'était le choc causé par la mort de ses parents qui l'avait poussée au stade terminal de la maladie.
Mais en fait, c'était le contraire.
... Satoko avait déjà atteint le stade terminal le jour de leurs vacances, et elle avait été une boule de nerfs maladivement paranoïaque ce jour-là.
Elle était dans un état de stress permanent à cause des relations difficiles avec son nouveau père d'adoption.
De plus, sa mère aussi lui faisait le reproche de ne pas essayer de s'entendre avec son nouveau mari.
La paranoïa a dû lui faire croire que ses parents la considéraient comme un obstacle gênant. Si jamais elle s'est mis en tête que ses parents voulaient la tuer, alors...
Alors elle a dû penser qu'ils voulaient la jeter dans le vide lorsqu'ils sont allés près de ce belvédère.
Et c'est là qu'elle a voulu se défendre, et c'est probablement ce qui a mené à cette tragique chute mortelle...
C'était justement parce que je connaissais si bien le syndrome de Hinamizawa
que je pouvais en avoir la certitude.
Cette chute mortelle n'était pas un accident.
Et ce n'était pas non plus un meurtre au sens où l'inspecteur Ôishi l'entendait.
Non, c'était en fait...
une tragédie.
En discutant plus tard avec Satoshi, je pus même reconstituer comment tout cela avait dû se mettre en place.
En effet, j'appris au travers de nos conversations que si Satoko n'essayait même pas de rester en bons termes avec son nouveau père, celui-ci continuait d'essayer, de manière maladroite certes, mais en y mettant toute sa bonne volonté.
Bien sûr, cela ne pouvait pas être parfait dès le début.
Satoko avait fait beaucoup de bêtises, elle avait même appelé le centre de protection de l'enfance et leur avait menti.
À ce stade, le centre avait expliqué aux parents que c'était le manque d'activités familiales et le manque de communication qui en était responsable.
Alors son père adoptif avait fait les stages proposés par le centre, et, tant bien que mal, il avait essayé de mettre leurs principes en action.
Satoshi avait bien compris que malgré tout cela, Satoko ne ferait aucun effort, il l'avait même gentiment admonestée à ce sujet.
Et pourtant, Satoko n'avait jamais voulu reconnaître les efforts consentis par son père.
À cause du stress et de sa paranoïa, elle n'avait pas compris ce que son père essayait de faire.
J'imagine même qu'elle a dû se demander ce qu'il lui prenait, et qu'elle a trouvé tous ces changements très suspects...
Et le résultat...
c'est que lorsqu'il lui a proposé de venir admirer le magnifique paysage du parc naturel de Shirakawa,
elle n'a même pas compris qu'il voulait lui faire partager un beau moment familial, simple,
humble,
modeste.
Rien que d'y penser, c'était rageant et déprimant.
Cet homme avait bien dû voir qu'elle avait fait du chiqué.
Il l'avait certainement entendue descendre de voiture et avancer à pas de loups pour les rejoindre.
Il s'était sûrement dit qu'elle voulait leur faire une surprise et crier dans leur dos.
Et il avait demandé à sa femme de faire semblant de ne rien avoir remarqué.
J'avais une immense peine pour cet homme qui avait dû se faire une fausse joie.
Il avait dû croire qu'enfin, Satoko s'ouvrait à lui...
alors qu'en fait, elle était venue le tuer...
Le plus triste dans cette affaire, c'est que Satoko n'est pas un esprit criminel.
C'est le syndrome de Hinamizawa qui l'a poussée au meurtre.
J'avais de la peine pour elle, bien sûr, mais j'étais surtout dégoûté pour ses parents...
Surtout que maintenant, l'inspecteur Ôishi était sur son dos, et il se doutait probablement de ce qu'il s'était réellement passé ce jour-là.
... Les crimes commis avec une intention malévole doivent être punis, et leurs auteurs envoyés en prison.
Mais Satoko avait besoin de compassion et de compréhension.
Je connais bien le syndrome de Hinamizawa. Mais à part moi, qui serait en mesure de lui offrir cela ?
J'étais officiellement le directeur de l'Institut Irie, mais je ne m'étais jamais permis de me comporter en tant que tel.
Et pourtant, pour la première fois depuis ma nomination ici, je décidai d'utiliser mes prérogatives.
Non pas en tant que chef du laboratoire secret de l'Institut Irie.
Mais en tant que médecin, pour protéger l'un de mes patients.
— Madame Takano, j'aimerais vous demander quelque chose à propos de la chute mortelle ayant entraîné la mort des parents de Satoko, vous savez, à Shirakawa.
Est-ce que vous pensez que nous pourrions demander à M. Okonogi et aux chiens de montagne de faire quelque chose ? Si la Police pouvait conclure à un accident, ça nous arrangerait beaucoup.
— Oh... Eh bien... Oui, je pense que cela ne devrait poser absolument aucun problème.
Après tout, les chiens de montagne sont spécialement entraînés à cacher les preuves et à mettre certaines choses au secret.
Pour ce qui est de cette histoire, je pense que vous avez raison. Tant que la Police n'aura pas classé l'affaire, nous aurons cet inspecteur dans les pattes, et qui sait ce qu'il pourrait faire au sujet.
— ... Je vois que nous sommes d'accord.
Demandez bien à ce que l'inspecteur Ôishi ne soit plus sur ce dossier, si cela est possible.
L'inoculation d'un nouveau médicament, c'est une période très délicate.
J'aimerais bien limiter la fatigue nerveuse du patient au strict minimum.
— Oui, vous avez tout à fait raison.
Je vais faire passer le mot aux chiens de montagne.
Je sais qu'ils ont placé quelqu'un dans la Police, ils n'auront qu'à faire pression à travers lui.
Je pense que d'ici quelques jours, la Police annoncera officiellement qu'il s'agissait d'un accident.
“La Police annoncera qu'il s'agissait d'un accident.”
Si ça pouvait vraiment être un accident, je pense que Satoko irait beaucoup mieux...
Même en éliminant l'agent pathogène, un esprit meurtri ne guérit pas facilement.
Et les tragédies qu'il a déclenchées n'en disparaissent pas pour autant.
La seule chose que je pouvais faire pour elle, c'était me donner à fond dans les recherches.
Pour lui permettre de retrouver un jour le sourire, le plus vite possible...