Désormais, les conditions étaient différentes.
Le père de Rika, qui avait toujours été très coopératif, avait changé d'avis.
Depuis la forte poussée de fièvre de sa fille l'autre jour, sa femme, qui apparemment ne nous avait jamais fait confiance, avait fini par laisser exploser son mécontentement.
J'avais espéré que le prêtre Furude saurait la convaincre de nous faire confiance, car lui, au moins, faisait montre de compréhension pour nos recherches.
Mais le contraire s'était produit : sa femme avait réussi à installer le doute en lui.
Lorsqu'il revint vers nous pour nous communiquer sa décision sur la participation de Rika dans nos recherches, il ne fut pas aussi émotif que sa femme, mais nous posa une condition tout aussi insensée.
Il voulait en finir avec tous ces tests dans les trois mois à compter de ce jour.
Il était bien évidemment stupide et hors de question de faire jouer la montre sur nos recherches.
Notre métier était de comparer nos connaissances, de faire des modifications et des essais, de passer notre vie à chercher la solution, tout en comparant les résultats obtenus.
Mais si l'on nous enlevait le temps de faire les choses, alors cela revenait à dire à un homme vivant d'eau fraîche et de sel de se débrouiller sans eau.
C'est pour ça que quand on ne connaît rien au sujet, on ne devrait pas avoir son mot à dire...
Or, si les époux Furude ne connaissaient et ne comprenaient rien à la Science,
ils n'en restaient pas moins les tuteurs légaux de la Reine Mère. Nous ne savions vraiment pas comment nous adapter à leur décision...
Nous avions absolument besoin de mener des expériences sur la Reine Mère si nous voulions continuer, c'était essentiel.
Elle était notre boussole --
sans elle, nous nous retrouvions perdus en haute mer, sans plus savoir où nous étions ni dans quelle direction nous allions.
Bien sûr, la petite Rika nous avait signifié sa volonté de continuer à nous aider, mais sans l'accord de ses tuteurs légaux, les recherches seraient arrêtées de force.
Bref, la situation était gravissime.
Les époux Furude semblaient vouloir maintenir que la simple existence d'un médicament était largement suffisante,
mais pour moi, la création de ce médicament n'était qu'une infime étape de ce qu'il nous fallait découvrir.
Je ne pouvais pas me retirer du projet maintenant, c'était strictement hors de question.
Comment nos opinions pouvaient-elles diverger autant ?
... Et d'ailleurs, à ce sujet, je devais hélas constater le même problème avec Irie.
Cet idiot était d'avis que nous n'avions d'autre choix que d'arrêter nos recherches au vu de ces nouveaux développements.
Ça ne devrait pas m'étonner venant de sa part, en fait.
Irie n'était pas venu ici pour percer tous les secrets du syndrome de Hinamizawa, ce n'était pas son but.
Il ne voulait pas abandonner les recherches, mais en se rangeant du côté des Furude, il ne faisait rien pour enrayer le processus.
Ce n'était pas comme ça qu'un véritable chercheur devait se comporter, c'était une honte !
Cet homme deviendra comme les prétentieux qui jadis se moquèrent de grand-père...
Après tout, il ne restait qu'un éternel indécis, certes intéressé par la maladie, mais rongé par le remords et traumatisé par le sang qui lui est retombé sur les mains.
Il n'avait de toute façon pas l'étoffe nécessaire pour être digne d'aller jusqu'au bout dans le projet.
Il n'était qu'un pion que j'avais dû placer ici pour apaiser nos sponsors.
Si je n'avais pas été une femme, il n'aurait probablement jamais eu la chance de venir ici...
Je ne pouvais pas le nier, c'était formidable de sa part que d'avoir pu trouver la formule d'un médicament pouvant légèrement contrer les effets de la maladie, mais Irie semblait prêt à s'en satisfaire et à plier bagages.
Il était prêt à tout jeter juste après enfin avoir réussi une infime partie de ce que nous voulions avoir.
Il n'avait aucun droit de décider ainsi du destin des recherches de grand-père.
Ça me rendait folle de rage...
Et pourtant, je sais bien que tout n'est pas de sa faute.
La plus grande responsable dans cette débâcle, c'est la mère de Rika.
Si cette femme avait fermé sa gueule, nous n'en serions pas là aujourd'hui !
... Et peut-être qu'en un sens, c'était aussi de ma faute à moi.
Jusqu'à présent, j'avais toujours tenté de nouer des liens avec les gens dont je savais qu'ils me seraient utiles plus tard.
Et pourtant, je n'avais jamais réussi à m'entendre avec la mère de Rika. Et je n'avais jamais cherché à améliorer la situation.
J'avais semblé considérer qu'avec Rika et son père de notre côté, cela serait largement suffisant.
Mais j'avais fait erreur sur toute la ligne. La mère de Rika avait beaucoup plus d'influence que je ne l'avais imaginé. Elle avait pu inverser la vapeur et faire changer son mari de camp.
Quel manque de vigilance !
Quel retournement de situation !
Quelle honte !
Irie s'en est lavé les mains. Il m'a demandé de rédiger un rapport de la situation pour Tôkyô et de leur demander quoi faire.
... Mais il paraissait évident que Tôkyô demanderait l'arrêt immédiat des recherches, par simple principe de précaution.
J'avais dû faire des pieds et des mains pour lancer ce projet, à l'encontre de l'avis de tout le monde.
Si l'administration obtenait une bonne excuse pour faire cesser ces recherches, elle sauterait immédiatement sur l'occasion.
Je ne pouvais pas abandonner maintenant.
Pas juste au moment où enfin, les recherches étaient réellement lancées !
Je n'avais que peu de temps à ma disposition, si je perdais trop de temps à réfléchir, Irie préviendrait lui-même nos supérieurs. Je devais agir tant que j'en avais la prérogative.
Calmons-nous un peu et réfléchissons.
Avec un peu de mon thé préféré et un peu de silence, à force de me ronger les ongles, je finirai bien par avoir une idée...
Je penchai la tête en arrière, les yeux fermés,
mais sans forcer sur mes paupières.
... Si effectivement je ne sais plus quoi faire à propos d'un problème, il me faut demander conseil à quelqu'un n'ayant absolument pas la même perspective que moi. Les gens qui ne sont pas concernés ont souvent un avis très pragmatique.
J'ai d'ailleurs souvent eu recours à cette méthode pour me tirer d'affaire auparavant.
J'ai réussi à survivre à l'enfer que j'ai vécu en orphelinat.
Ce n'est pas le caprice d'une femme au foyer qui va foutre toute ma vie en l'air, quand même !
Allez, Miyo, calme-toi.
Il faut réfléchir en gardant la tête froide.
Reste calme, reste zen, Miyo.
Une personne à un autre poste que le mien aura une approche différente du problème. C'est sûrement la seule manière de trouver une solution...
Mais la question est alors : à qui demander conseil ?
Je ne trouve rien, donc Irie est hors-concours.
Je ne peux pas non plus demander à quelqu'un du village.
À quelqu'un de Tôkyô ?
Non, non, je ne peux pas me le permettre.
Parler de ses problèmes, c'est montrer ses faiblesses. Et ensuite, j'aurais une dette envers eux.
Et si j'en parle directement à Maître Koizumi, je pense qu'il sera très déçu.
Hmmm...
…
…
…
…
…
…
…
...
...
Mais
oui !
J'ai encore des gens près de moi à qui demander conseil.
Officiellement, ils sont à mes ordres, pourquoi ne pas leur en parler ? Je n'ai rien à perdre.
Je pris le combiné et fis appeler dans mon bureau l'homme à la tête des troupes qui assuraient notre sécurité : le chef des chiens de montagne, Okonogi.
Officiellement, les hommes des chiens de montagne étaient sous mes ordres, mais soyons honnêtes, eux étaient d'anciens soldats, et moi, je n'étais qu'une scientifique.
Nous n'avions rien en commun, et je n'avais jamais vraiment entretenu de relations avec eux.
Il s'occupait de son travail et moi du mien,
c'était pourquoi il ne m'était jamais arrivé de lui demander conseil.
Mais à bien y réfléchir, les chiens de montagne étaient là pour nous protéger nous, physiquement, et ainsi contribuer au bon déroulement des recherches, sous une forme différente.
Je ne pouvais pas ne pas utiliser leur présence à mon avantage.
— Oh ben là, ma p'tite dame, z'avez un sacré problème, moi je dis.
Héhéhé.
Okonogi avait appris le patois et la façon de parler de la région lorsqu'il était arrivé ici.
Apparemment, c'était une technique de base pour se fondre dans la population et se créer une couverture.
— Si nous ne faisons rien, non seulement la Reine Mère ne pourra plus coopérer avec nous et nous aider dans les recherches, mais en plus, l'existence des laboratoires risquerait d'éclater au grand jour si Madame Furude en parlait dans les commérages.
... Vous pensez que les chiens de montagne pourraient faire quelque chose ?
Je savais qu'il était franc de nature et que s'il ne voyait rien, il me le dirait sans faire de chichis.
Je ne savais pas trop à quoi m'attendre, mais je ne me faisais aucun espoir.
... Et pourtant....
— C'est entendu.
Les chiens de montagne s'en chargeront, donnez-nous juste un peu de temps et on fera ça tip-top, nickel-chrome.
— ... Ils s'en chargeront ?
— Z'en faites pas, Madame, la Police en saura rien, mais il nous faut un peu de temps pour les préparatifs, vous comprenez.
Mais sinon, c'est pas très difficile à faire, non.
Je restai coite.
... Certes, la mère de Rika était une adversaire de taille, mais j'essayais de trouver une manière de la convaincre, moi.
... Or, le responsable de la sécurité du site et du respect du secret défense avait une toute autre idée sur la question...
— ... Et donc... Vous comptez la tuer ?
— C'est un cas de figure qu'est pourtant prévu, y m'semble ? Pour protéger le secret défense, dans le pire des cas, ça peut être une solution.
Mais bon, eh, on ne le fera que si vous nous en donnez expressément l'ordre, hein ?
Oui, bien sûr...
Pour eux, la solution tombait sous le sens.
Si effectivement la mère de Rika risquait de faire découvrir notre existence,
alors ils avaient ordre de la faire taire,
et cela incluait la possibilité de la supprimer.
— ... Hmmm…
Eh bien, oui, ce serait la solution idéale.
Vous pensez pouvoir y arriver ?
— Allons, Madame, c'est pour ça que nous sommes là !
Mes hommes vont être contents, ça faisait depuis l'enlèvement du petit-fils du ministre que nous n'avions plus eu d'opération spéciale à mener !
Oui, c'est vrai...
Les chiens de montagne avaient enlevé le petit-fils du ministre du développement urbain en pleine rue !
J'avais fini par l'oublier, mais à l'époque, il y a quelques années, ils avaient fait un travail irréprochable.
Mais oui, bien sûr, suis-je bête !
J'avais les chiens de montagne !
— ... Et... Vous pensez pouvoir faire ça tout de suite ?
— Si c'est juste pour la tuer, on peut faire ça ce soir, oui.
Mais bon, ça se saurait très vite et ça ferait un peu tache, non ? Il vaut mieux d'abord bien observer ses habitudes, et la faire disparaître bien proprement, sans laisser ni traces, ni piste.
Mais pour ça ma p'tite dame, il va falloir un peu de patience !
Tout comme la pupille des chats se dilate pour leur permettre de voir dans la pénombre,
je sentis mes pupilles se dilater d'un seul coup, et j'eus une révélation...
Jusqu'à présent, j'avais toujours réfléchi au meilleur moyen de ramener des gens à ma cause ou à les rendre impuissants à me nuire, et il m'était arrivé de me retourner le cerveau une paire de fois.
Mais si j'en donnais l'ordre à cet homme, alors mes problèmes pouvaient se régler beaucoup plus facilement !
C'était une sensation de surprise étrange, comme si je découvrais pour la première fois qu'en fait, depuis tout ce temps, j'avais des ailes pour voler et que je ne l'avais simplement jamais remarqué...
Je pouvais faire disparaître cette connasse hystérique en une seule phrase...
C'était grâce à Maître Koizumi si j'avais ces hommes à ma disposition.
... Je ne savais pas qu'il m'avait accordé de tels pouvoirs !
On m'avait toujours appris, depuis ma naissance, que les hommes naissaient libres et égaux.
Mais puisque désormais, j'avais le pouvoir de vie et de mort sur un autre être humain, c'est que je leur étais supérieure.
Et c'était un sentiment très excitant que de découvrir que j'étais du bon côté dans cette hiérarchie...
— Alors, on supprime la mère de Rika Furude, c'est tout ?
— Pardon ?
Eh bien... Oh, attendez voir, je crois que...
Il avait dit “c'est tout”.
J'eus un frisson de plaisir intense en réalisant ce que ça voulait dire.
Puisque nous en étions à nous débarrasser des gêneurs,
autant supprimer par la même occasion son père, ça rendrait les choses beaucoup plus faciles...
Rika voulait nous aider depuis le départ, de toute façon.
En plus, les Furude n'ont plus de famille au village.
Si Rika se retrouve orpheline, elle n'aura d'autre choix que de nous demander de l'aide.
Et justement, l'Institut Irie pouvait continuer à rémunérer sa coopération...
Nous pouvions tout lui donner, un statut, un salaire, une protection.
D'ailleurs, si nous faisions cela, Rika pouvait devenir l'une des nôtres, elle ne serait plus simplement en train de coopérer.
D'un seul coup, mes soucis paraissaient bien peu de choses.
En fait, je m'étais fait du souci pour rien.
Je n'avais simplement jamais eu la présence d'esprit de remarquer à quel point mes subordonnés pouvaient m'être utiles...
Je sentis mon stress s'en aller. Peu à peu, je retrouvai mon calme, et bientôt, je fus calme et maîtrisée, comme je l'étais d'habitude.
... Oui, supprimons ses deux parents,
ce sera plus sûr.
La Reine Mère était ma souris de laboratoire.
Et les animaux de laboratoire n'avaient pas besoin de tuteurs légaux.
Mais j'y pense,
c'est bientôt la fête de la purification du coton !
Si jamais les époux Furude devaient mourir ce jour-là, les gens croiraient sûrement que c'était l'œuvre de la malédiction de la déesse Yashiro.
Les autres meurtres des années précédentes avaient connu ce sort, simplement à cause de la date à laquelle les incidents avaient eu lieu, alors pourtant que chaque affaire avait été traitée puis classée.
Donc normalement, si nous nous débrouillons pour faire coïncider leur mort avec cette date du calendrier, cela nous donnera une magnifique malédiction qui aura frappé pour la troisième fois...
Cela me rendait capable d'accomplir le miracle de la déesse Yashiro...
C'était pour moi une occasion en or de me prêter au même jeu que celui des dieux. J'allais pouvoir lancer les dés du Destin et décider du sort des êtres humains...
Pour l'instant, seule une partie de la population parle de cette malédiction, ils le disent d'ailleurs souvent en croyant faire de l'humour.
Mais si cette malédiction devait frapper une troisième fois, je crois que la blague finirait par être prise très au sérieux, et que plus personne ne la remettrait en cause.
Et donc, nous aurions affaire à une véritable malédiction... Une malédiction sur laquelle j'aurai un contrôle absolu.
Une malédiction que j'aurais déclenchée de moi-même, devenue déesse à la place de la déesse Yashiro...
Enfin, je tenais l'occasion de me venger des dieux...
— ... Vous ne trouvez pas qu'il ne serait pas très élégant de simplement la supprimer ?
Lorsque je me mis à pouffer de rire, Okonogi se fendit d'un sourire complice. Il était intéressé.
— Nous n'aurons qu'à recréer nous-même cette fameuse malédiction dont les gens parlent dans la région.
Hmpfhfhfhfhf !
Non, ce serait bien trop dommage de simplement la supprimer.
Nous la ferons enlever par les démons, et je me ferai un plaisir de la disséquer vivante...
Oh, bien sûr, pas seulement pour mon petit plaisir.
Je suis certaine que sa dissection nous sera très utile dans nos recherches.
Après tout, cette femme était la précédente Reine Mère !