Satoshi était vraiment un frère dévoué.

Chaque jour après l'école, il venait rendre visite à sa sœur, pour lui parler et lui raconter comment se passait l'école, dans l'espoir de lui redonner l'envie de s'en sortir.

Je n'avais pas besoin de le lui demander pour savoir que sa sœur n'avait jamais vraiment réussi à tisser des liens forts avec le reste de sa famille.

D'ailleurs, elle haïssait tellement son nouveau père qu'elle avait appelé le centre pour enfants battus et fait de fausses déclarations.

Alors lorsqu'en plus de ça, ses parents moururent dans cet accident, elle ne tint plus le choc.

C'en était beaucoup trop pour une enfant aussi jeune,

mais elle avait une chance dans son malheur, celle d'avoir Satoshi à ses côtés.

De telles blessures psychologiques mettent beaucoup de temps à guérir.

Mais le soutien et l'amour inconditionnel que peuvent offrir les proches font souvent de grandes choses.

J'étais plus ou moins certain qu'un jour, Satoshi réussirait à ramener le sourire sur les lèvres de sa sœur.

Elle n'était pas encore remise de son choc émotionnel, loin de là, mais les conversations avec son frère semblaient lui faire du bien.

... Quant à l'inspecteur Ôishi, il continuait de venir demander à la voir et à l'interroger. J'allais devoir continuer à lui barrer la route pendant un moment.

Son attitude l'honorait du point de vue de son métier, mais pour toute l'énergie et la passion dont il faisait preuve pour cette enquête, il semblait bien incapable de compassion pour les autres êtres humains...

S'il l'interrogeait sur la mort de ses parents sans le tact nécessaire, Satoko risquait de faire une rechute.

C'était le point qui m'inquiétait le plus quant à son état de santé.

Quelqu'un frappa soudain à la porte.

C'était Mme Takano.

... Je n'arrivais toujours pas à m'habituer à son uniforme d'infirmière, il ne lui allait pas vraiment.

Et puis, elle avait une licence pour pratiquer la médecine, elle aurait pu simplement mettre une blouse blanche, comme un vrai docteur, et venir travailler.

Mais non, elle préférait mettre exprès l'uniforme d'aide-soignante, comme si c'était un jeu.

Je ne disais rien, mais je n'en pensais pas moins...

Takano

— Monsieur le Directeur, puis-je vous parler un instant ?

Irie

— Oui, bien sûr, je vais venir.

Bon, eh bien, Satoshi, je vais vous laisser.

Satoshi

— Ah, oui, très bien.

Takano

— Bonjour, Satoshi.

Joue avec ta sœur, tu veux bien ?

Elle est toujours toute seule ici, je pense qu'elle s'ennuie beaucoup.

... N'est-ce pas ?

Satoko

— Mais non, bien sûr, enfin voyons, mais quelle outrecuidance !

Satoshi

— Mhhm...

Irie

— Bon, eh bien, Satoshi, je compte sur toi.

Je me levai et les laissai seuls.

Irie

— Et donc, Mme Takano, un problème ?

Takano

— Je préfèrerais en parler dans votre bureau, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.

... Hmpfhfhfhfhf...

Elle riait parfois toute seule, c'était préoccupant.

La plupart des gens pensent qu'un sourire est quelque chose de positif.

Mais je connaissais cette femme suffisamment pour savoir que lorsqu'elle souriait toute seule, c'était rarement un bon signe.

Irie

— ... Vous êtes sérieuse ?

Takano

— Hélas, j'en ai bien peur.

Takano

De simples tests ont révélé un stade avancé de la maladie, elle est probablement déjà au niveau 3.

Takano

Il nous faut absolument faire des tests plus poussés pour déterminer l'avancement précis de la maladie.

Takano

J'attends encore d'autres résultats, mais si vous voulez mon avis, elle est depuis longtemps au niveau 4.

Je sus, même sans la regarder, qu'elle avait un regard amusé et excité.

Et je savais aussi pourquoi.

... Elle pensait avoir trouvé un cobaye idéal pour des observations très poussées, le genre de cobaye dont nos recherches avaient absolument besoin pour encore progresser...

Il fallait aussi malheureusement avouer que les expériences inhumaines et inavouables que nous avions menées sur le meurtrier de l'année dernière nous avaient appris des tas de choses sur la maladie, nous permettant ainsi de faire des progrès extraordinaires.

Nous avions enfin pu identifier l'agent pathogène.

À la mort de son hôte, il se dissolvait en quelques heures sans laisser de trace.

En fait, il se transformait en d'autres substances chimiques absolument anodines. Il était quasiment impossible de le détecter dans ces conditions.

Ceci expliquait pourquoi l'analyse minutieuse de tous les cadavres des victimes n'avaient jamais rien donné.

De là, nos recherches passèrent non pas à la vitesse supérieure, mais carrément dans une autre dimension.

En une seule année, nous fîmes des découvertes qui dépassèrent de très loin tout ce que le feu professeur Takano avait pu imaginer après des dizaines et des dizaines d'années d'observation.

Nous avions séparé notre équipe en plusieurs groupes, qui étudiaient des tas de choses différentes, la nature de l'agent pathogène, ses effets sur le système immunitaire, les symptômes apparents et secondaires, et même des pistes pour contrer ces effets.

Autrement dit, sans un patient en phase terminale sous la main, nos recherches ne pouvaient plus avancer.

Mais évidemment, ces cas de phase terminale -- qui correspondait au niveau 5 -- étaient extrêmement rares.

Il semblerait qu'autrefois, la souche originelle du virus pouvait déclencher cette phase terminale bien plus facilement, mais l'agent pathogène était beaucoup moins virulent désormais.

L'une de nos missions consistait donc à rechercher constamment un sujet de niveau 5 ou s'en approchant le plus possible.

... Ce qui voulait dire que Satoko serait peut-être notre deuxième sacrifiée à l'autel de la Science. Elle en remplissait en tous cas presque tous les critères...

Nous avions des ordres : nous ne pouvions pas laisser un patient que nous savions proche du niveau 5 se promener dehors, dans la nature, sans surveillance.

Il nous fallait maintenant faire des examens très poussés,

et prendre une décision en conséquence.

Pour l'instant, Satoko était très calme.

Elle ne présentait aucun des signes que l'homme avait montrés l'année dernière.

Et puis, nos tests simplifiés avaient une grosse marge d'erreur.

Il nous fallait absolument attendre les résultats des analyses plus poussées.

Infirmière

— ... Je vois.

Irie

— Commençons par la garder ici, officiellement en observation.

Je compte sur vous pour faire passer les ordres aux équipes compétentes.

Ce n'était qu'une réponse pour la forme... et pourtant, elle impliquait que si les résultats concordaient, alors nous pourrions immédiatement commencer sa dissection.

Je ne la connaissais pas beaucoup, cette enfant...

mais je connaissais bien son frère, désormais.

Est-ce que je pourrais réellement lui arracher sa sœur ?

Est-ce que j'oserais lui enlever la seule famille qu'il lui restait ?

À peine avais-je pensé cela que l'horreur de la situation me remonta tout le long du corps...

Takano

— Hmpfhfhfhf...

N'ayez crainte, Monsieur le Directeur,

j'ai déjà tout préparé.

Son rire semblait presque rajouter en plus que tous les préparatifs pour la dissection vivante étaient déjà terminés.

Mais était-elle vraiment la seule à sourire ?

Est-ce que par hasard, moi non plus, je n'arborais pas ce sourire écœurant ?

L'année dernière, juste avant de commencer les expériences,

j'avais eu des remords à l'idée des futures exactions que nous allions commettre.

Mais une fois la dissection commencée…

nous nous étions retrouvés dans une sorte de paradis pour les curieux.

Les pièces du puzzle que feu le Professeur Takano avaient entr'aperçues s'étaient assemblées presque d'elles-mêmes sous nos yeux esbaubis. Parfois, nos attentes furent prises à contre-pied, mais l'excitation fut constante.

Personne n'imagine ce que cela fait d'être l'un des tous premiers êtres humains à percer peu à peu un mystère qui a, pendant des siècles, tenu l'humanité toute entière en échec.

C'était presque comme l'euphorie que l'on ressent lorsqu'on prend certaines drogues, mais les gens qui n'ont jamais touché à ces choses ne peuvent pas comprendre.

Et c'était l'une de ces choses qui ne s'expliquent pas avec les mots.

Tout ce que je pouvais en dire, c'est que même aujourd'hui encore, presque un an après les faits, j'en ai encore des trémolos en y repensant...

Lorsque tomberont les résultats... Si jamais la sœur de Satoshi se trouve être un cobaye parfait pour nos recherches,

est-ce que je pourrais me retenir de m'en lécher les babines et de me frotter les mains ?

En même temps, si je n'y arrive pas, alors je ne vaux pas grand'chose en tant qu'humain.

Je sais très bien à quel point les Hôjô ont été malmenés. Je sais à quel point Satoko a souffert.

... Et je sais à quel point Satoshi tient à elle.

Est-ce que le moment venu, je pourrais la disséquer vivante, sans le moindre remords ?

Dans le cas de l'homme de l'année dernière, j'avais eu bien peu de scrupules. Mais pour Satoko, je sentais bien que le crime était bien moins pardonnable.

Et cela ne manqua pas de raviver mes hésitations de l'année dernière.

Les gens que je ne connaissais pas, après tout, leur sort m'importait peu.

Mais en ce cas, aucune règle ne m'interdisait de tuer Satoko.

Normalement, chaque vie humaine a la même valeur -- quelle que soit cette valeur nominale par ailleurs.

Ou bien alors, j'avais eu moins de scrupules parce que cet homme avait été violent et qu'il avait tué quelqu'un.

Même si ces derniers points avaient peut-être été justement l'œuvre du stade avancé de sa maladie.

... Je n'ai jamais rien su du passé de cet homme, du temps où il n'avait pas déclaré la maladie.

Peut-être même avait-il été une personne exemplaire et digne de respect.

Il avait peut-être eu la même malchance que mon père,

celle d'être tombé malade et de ne pas avoir été compris...

Je connaissais pourtant mieux que quiconque les effets du syndrome de Hinamizawa.

Cette maladie pouvait pousser n'importe qui à des actes incongrus.

Et ce, à l'insu-même des patients.

C'est pourquoi je savais aussi que quels que soient les actes barbares perpétrés par le patient en phase terminale, il n'en était pas responsable.

Je devrais pourtant savoir tout ça, je devrais pourtant ne plus m'en préoccuper !

Ce devrait être une évidence pour moi, quelque chose d'assimilé, et pourtant...

Pourtant, d'un seul coup, je réalisai à quel point les recherches dans lesquelles je m'étais jeté à corps perdu étaient abjectes...

Quelques jours plus tard, les résultats des analyses poussées de Satoko Hôjô nous parvinrent.

À ma grande suprise,

elle était au niveau 5.

Elle était en phase terminale.

Je dois dire que j'ai été extrêmement surpris par ce rapport.

Le cas de l'année précédente était celui d'un homme ayant complètement perdu la raison.

D'après les notes d'observation de Mme Takano, il se plaignait de démangeaisons, qu'elle a pu situer au niveau des ganglions lymphatiques. Apparemment, il n'était plus très loin de se donner la mort en se grattant la carotide jusqu'au sang, un acte que feu le Professeur Takano avait décrit dans ses notes.

Mais Satoko ne montrait aucun de ces signes.

Alors bien sûr, les notes laissées par feu Hifumi Takano disaient bien que cette mort sordide était certes très spécifique à la maladie, mais qu'elle n'était pas une étape obligatoire du processus.

Et puis, les gens montrent leurs émotions différemment.

Certaines ne cachent rien et sont démonstratives, quand d'autres se referment sur elles-mêmes.

Il était impossible de déceler l'état exact du patient par un simple examen visuel.

Et pourtant, les examens poussés conduits sur Satoko Hôjô nous avaient appris qu'elle était au niveau 5 de la maladie, qu'elle était déjà en phase terminale.

Ceci signifiait que même si elle ne présentait pas de signes ostentatoires de folie,

à l'intérieur de sa tête, tout devait être nébuleux, mélangé, sens dessus dessous.

Le syndrome de Hinamizawa altérait le fonctionnement du lobe frontal chez l'être humain. Il déclenchait chez lui une émotion particulièrement forte et primitive, celle de la méfiance.

Cela déclenchait chez le patient une paranoïa aiguë. Et cette paranoïa le poussait généralement à toutes sortes d'actes terribles.

Satoko communiquait pourtant paisiblement avec son frère, elle montrait même quelques signes de rétablissement.

... Mais peut-être qu'en son for intérieur, la paranoïa grondait, tournant et tourbillonnant sur elle-même comme autant de nuages avant la tempête...

... Je ne pouvais pas la laisser sortir de l'hôpital dans cet état.

Mais si j'appliquais mes directives et mes ordres à la lettre... alors il me faudrait mettre à exécution sa dissection.

... Et mon poste n'était que du flan, c'était un trompe-l'œil.

Je n'avais pas de droit de veto sur ce genre de décisions.

Mme Takano avait apparemment déjà planifié la dissection et les opérations dans leurs moindres détails.

Ses propositions vont bientôt atterrir sur mon bureau.

... Si je lui fais subir tout cela, à cette petite,

est-ce que je ressentirai à nouveau cette jouissance exhilarante ?

Est-ce que j'atteindrai à nouveau les sommets atteints l'année dernière ?

Ou devrais-je dire plutôt, serai-je en mesure de résister à leur tentation ?

Ne suis-je pas en train d'essayer de noyer le poisson et d'espérer que Mme Takano prendra les choses en mains pendant que je serai en train de me poser des questions ?

... Si c'était possible, j'aimerais la sauver, cette petite.

Je ne veux pas la sacrifier. Je ne veux pas la disséquer vivante.

Mais alors, quid de l'homme de l'année dernière ?

Serais-je l'un de ces faux-culs qui ne considèrent comme importante que la vie des gens qu'ils connaissent personnellement ?

Si je ne la dissèque pas, que faire ?

La laisser partir de l'hôpital en vie ?

Suis-je condamné à simplement attendre dans l'angoisse de voir si elle va faire une crise de démence et tuer quelqu'un ?

Et si jamais elle le faisait et qu'elle était à nouveau ramenée devant moi ?

Aurais-je finalement encore une fois l'ordre de la disséquer vivante pour le bien de la Science ?

L'année dernière...

l'homme que nous avons disséqué et observé

a pu être maintenu artificiellement en vie pendant plusieurs mois.

Nous avons pu lui dénier le droit de mourir pendant plusieurs mois, alors que son crâne était ouvert et que son cerveau était plus ou moins à l'air libre. Et nous lui avons fait subir des tas et des tas d'expériences horribles.

Je ne veux pas voir cette petite fille finir ainsi !

Mais que faire ? Que faire ?

Rester ainsi, à me poser des questions et à tergiverser, c'était attendre sans rien faire l'échéance...