Être dans le coaltar, c'est un peu comme ne pas faire preuve du moindre intérêt pour quoi que ce soit, même pas pour un téléphone qui vous sonne juste dans les oreilles.

Après plusieurs secondes passées avec le cerveau embrumé, je remarquai enfin que le bruit strident qui m'avait réveillé provenait du combiné situé à quelques centimètres de ma tête, et que si quelqu'un m'appelait aussi tard la nuit, c'est que la situation était particulièrement urgente.

Je regardai la montre à mon poignet et y lus 2h du matin.

Ça devait forcément être quelque chose de grave...

Irie

— ... Oui allô, ici Irie.

Takano

— Je suis vraiment désolée de vous réveiller à cette heure-ci, Monsieur le Directeur.

C'était donc Mme Takano.

Et c'était la première fois depuis que je la connaissais qu'elle m'appelait au téléphone.

Elle était mon adjointe à la tête de l'Institut Irie, mais dans les faits, elle s'occupait de la gestion de toute l'entreprise.

Cet appel de sa part, qui plus est à cette heure si tardive, ne pouvait signifier qu'une seule chose : quelque chose de très grave était arrivé. Quelque chose d'absolument urgent.

Irie

— ... Désolé d'avoir mis autant de temps.

Alors c'est bien vrai ? Nous avons un patient qui a déclaré des symptômes de la phase terminale ?

Takano

— Oui.

Le hasard fait quand même bien les choses, non ? Nous parlions justement l'autre jour de la nécessité d'avoir un sujet d'observation vivant.

Hmpfhfhfhf !

Au début, j'ai pensé qu'elle avait fait enlever une pauvre personne ayant succombé à la maladie.

L'homme en question avait déjà été confiné dans notre centre de recherches, au sous-sol de la clinique.

Il se démenait comme un fou, tout attaché qu'il était sur son lit. On aurait dit une crise de démence.

Il parlait, enfin, il hurlait, devrais-je dire, mais tout était décousu. Il donnait tour à tour l'impression d'un enfant colérique, puis capricieux, puis apeuré de recevoir une correction.

... Une chose était sûre, et ce d'un seul coup d'œil : cet homme n'était pas dans son état normal.

Irie

— Déjà, il nous faut lui administrer un sédatif.

Il risque de s'étouffer en se mordant la langue.

Takano

— J'aurais bien voulu le garder dans cet état en observation, mais c'est vrai que nous n'avons pas trop le choix.

L'un de nos aides-soignants partit préparer un anésthésiant.

J'imaginais bien que si nous ramenions un homme tout à fait sain dans un endroit pareil et que nous l'attachions à nos lits, il ferait aussi tout son possible pour essayer de s'enfuir.

Mais même en prenant ceci en considération, l'homme en face de moi présentait des signes clairement anormaux.

Si ce sont les hommes d'Okonogi qui l'ont attrapé, en plus dans cet état, eh bien je leur tire mon chapeau. Ils sont vraiment très efficaces...

D'après Mme Takano, elle l'avait rencontré complètement par hasard, alors qu'elle était en route pour rentrer chez elle.

Elle l'avait immédiatement ramené à la clinique pour lui faire passer quelques tests et avait conclu qu'il devait forcément être en train de faire une crise aiguë de la maladie.

... Bien sûr, je n'allais pas croire à ces sornettes.

Mais il ne faisait aucun doute que cet homme était atteint par le syndrome de Hinamizawa et qu'il était en phase terminale. C'était donc un potentiel sujet vivant d'expérimentations, et c'était la seule chose au monde qui pouvait nous permettre de progresser dans l'étude de la maladie...

Irie

— Mais qui c'est, cet homme, au juste ?

Takano

— Mphfhfhf.

Il portait un journal avec lui.

Vous ne devinerez jamais ce qu'il avait enveloppé dedans...

Irie

— ... Oh ! Mais qu'est-ce que ?

Sur une assiette en étain mat, il y avait un gros paquet de journal, fait de feuilles roulées en boule. Il était plein de sang.

Même avant de l'ouvrir, je savais que ce qu'il y avait à l'intérieur ne serait pas plaisant à voir.

Pourtant, Mme Takano s'en approcha toute guillerette, comme si elle allait me faire une surprise...

Irie

— ... Oh non... Mais c'est horrible !

Sous mes yeux,

Mme Takano dévoila un bras ensanglanté...

Je me retournai et observai notre homme ; il avait encore son bras droit.

Donc ce serait le bras d'un autre ?

Mais que s'était-il donc passé ?

En tant que médecin, j'avais plus ou moins l'habitude de voir des choses pas très ragoûtantes.

Mais là, j'avais vraiment envie de détourner le regard, ce bras témoignait d'actes d'une violence et d'une barbarie insoutenable.

Le bras avait été arraché au tronc d'une manière tout sauf clinique.

D'après les traces au niveau des incisions et de la section, je pouvais facilement deviner comment cela était arrivé...

Takano

— D'après les premiers éléments que je peux constater, il semble bien que cet homme ait sectionné ce bras lui-même.

Hmpfhfhfhf...

Irie

— ... Il est donc l'auteur d'un meurtre avec démembrement qui aurait eu lieu ici, dans la région ?

Il nous était impossible de savoir, à cette heure-ci, à qui appartenait ce bras.

Bien sûr, le lendemain matin, les gens découvriraient le meurtre du chef de chantier du barrage de Hinamizawa, et aussi le détail du bras droit du corps que l'on n'aurait pas encore retrouvé.

Avec cette information, le propriétaire de ce bras ne nous fut plus inconnu.

Takano

— D'après ce que j'ai compris, cet homme est un ancien détenu, et il a encore pris une sentence avec sursis.

Takano

Et ce soir, il a donc tué quelqu'un... Il y a des gens qui ne comprennent jamais.

Takano

Bref, il avait peur de se faire attraper à cause de ce meurtre, et c'est pourquoi il tentait de cacher le corps.

Irie

— Je vois. C'est vrai que quelles que soient les circonstances, il sera condamné à une lourde peine de prison.

Takano

— Hmphfhfhfhf...

Monsieur le Directeur, j'imagine que vous n'aurez pas d'hésitation à procéder à une dissection sur un tel rebut de la société ?

Irie

— ... Il peut être, comme vous le dites, un rebut de la société, une pourriture qui aurait déclaré la maladie au cours de ses méfaits,

Irie

mais il peut aussi être un homme du petit peuple qui sortirait de prison et qui aurait commis ce crime à cause du syndrome de Hinamizawa.

Irie

Si c'est le cas, il est lui aussi une victime.

C'était l'un des aspects les plus terrifiants de cette maladie.

Il était presqu'impossible de dire avec certitude s'il avait commis ce meurtre parce que la maladie s'était déclenchée en lui, ou parce que, de base, c'était un criminel endurci.

... Et de toute manière, on ne devient pas un criminel endurci par hasard, il avait forcément une raison.

C'était aussi un peu ça que je recherchais dans ce métier.

Je hais le crime, pas la personne.

Peut-être que seule une peine de prison peut faire comprendre à la personne combien le crime est abject.

Mais si le crime n'est que le résultat d'un dysfonctionnement du cerveau, alors on peut soigner la personne de manière médicale et non pénale.

Ce qui revenait à dire que le crime n'était pas naturel à l'homme, et que tous les criminels pouvaient être soignés.

À l'époque du Moyen-Âge, les patients atteints de troubles mentaux ou souffrant de lésions au cerveau n'étaient pas considérés comme des patients, mais comme des gens possédés par des esprits maléfiques. On les enfermait, parfois même ils étaient condamnés à mort.

Et aujourd'hui, quelques siècles plus tard, on les reconnaît enfin comme des patients malades et ayant droit à un traitement.

La perception des choses change selon les époques.

Les gens que l'ont enferme aujourd'hui en les traitant de criminels inhumains seront peut-être considérés comme des malades ayant droit à un traitement médical dans quelques siècles.

C'était l'un des buts que je m'étais fixés dans la vie.

Réussir à prouver qu'il fallait traiter les criminels par la médecine et non par la répression.

Et le syndrome de Hinamizawa était une maladie bien curieuse qui pouvait justement venir soutenir mes convictions.

C'est aussi l'une des raisons pour lesquelles je tenais tellement à percer les secrets de cette maladie...

Mais si je voulais en arriver là...

il me fallait faire des sacrifices, au nom de la Science.

Et ça, c'était aussi, quelque part, quelque chose de criminel. Mais si je n'étais pas prêt à aller jusque là, alors je ne risquais pas de progresser.

De toute manière, l'Institut Irie prévoyait ce cas de figure dès l'époque de sa conception.

Et l'on m'avait demandé plusieurs fois pendant la phase de recrutement si j'étais prêt à aller jusqu'à verser dans l'illégalité.

Et aujourd'hui, enfin, une occasion se présentait à nous.

Ce patient sera notre premier pas vers la solution de ce mystère, il est d'une importance capitale.

Et pourtant, malgré tout cela, j'avais quand même une hésitation.

Je savais bien que j'avais déjà ouvert les corps de nombreux patients au cours de mes recherches.

J'avais même fait des opérations strictement semblables à celle que j'allais pratiquer sur lui.

À une seule différence fondamentale près.

Jusqu'à présent, j'avais tenté de soigner des patients.

Pour essayer de les maintenir en vie.

Je l'ai fait en pensant à leur bien, pour qu'ils puissent mener une vie meilleure.

Mais cette fois-ci, je vais pratiquer cette opération pour la Science.

En sachant pertinemment qu'il n'y survivra pas.

Qui plus est, je sais que la mort de cet homme ne sera ni digne, ni humaine.

Pour la bonne raison que je lui ouvrirai le crâne en le maintenant en vie le plus longtemps possible.

Takano

— Monsieur le Directeur ?

Vous avez entendu ?

Irie

— Hein ?

Aah, euh…

Non, j'étais en train de réfléchir.

Je peux vous demander de répéter ?

Takano

— Je disais donc, je pense qu'il vaudrait mieux demander de l'aide à Tôkyô, en leur expliquant bien notre plan de dissection vivante.

Takano

Après tout, nous tenons là un sujet d'observation très précieux, en phase terminale tout en étant encore vivant.

Takano

Il va nous falloir procéder avec la plus grande prudence.

Irie

— ... Oui,

vous avez raison.

C'est donc ce que nous ferons.

Takano

— Je pense que nous avons quelques jours avant d'obtenir toutes les autorisations nécessaires.

J'aimerais beaucoup lui enlever le sédatif et faire quelques tests.

Irie

— ... Vous ne pensez pas que cela serait dangereux ?

Nous ne savons pas ce qu'il pourrait se passer, même si bien sûr nous pouvons toujours le maintenir attaché.

Takano

— Allons, c'est le premier que nous ayons entre les mains qui soit encore un peu remuant.

Ce serait dommage de seulement jeter un coup d'œil dans son cerveau, vous ne trouvez pas ?

Hmpfhfhfhfhf...

L'attitude aussi joyeuse de cette femme commençait sérieusement à m'écœurer.

Et pourtant, à bien y réfléchir, sa réaction était la bonne. C'était peut-être moi qui avais un problème...

Nous n'avions qu'une seule raison d'être installés dans cette région, celle d'étudier cette maladie.

Alors la perspective de pouvoir faire enfin notre première dissection devrait normalement me transporter dans des élans de joie.

... Et pourtant, je n'arrivais pas à supprimer mes doutes et mes hésitations.

Est-ce que ma motivation pour la recherche est aussi faible que cela ?

Je devrais pourtant savoir que nos ancêtres durent faire preuve de visions et de théories bien en avance sur leur temps pour faire avancer les choses...

J'ai vu beaucoup de cerveaux dans ma vie. J'en ai opéré beaucoup, aussi.

Parfois, mon travail a été responsable de la mort du patient.

Et pourtant, je ne me suis jamais laissé abattre, parce que j'étais toujours persuadé d'agir dans le bien de celui-ci.

Et d'ailleurs, je l'ai toujours été, même lorsque mes travaux ont été reniés par la suite.

Quitte à se laisser abattre par ses échecs, autant en profiter pour tirer des leçons et essayer de faire progresser la Science par la même occasion.

C'est à ça que doit s'employer un visionnaire.

Et pourtant... aujourd'hui, je faisais toute une histoire parce qu'au lieu de soigner quelqu'un, je devais le disséquer.

Il faut croire que je ne suis pas à la hauteur pour continuer le travail des grands savants dont j'ai pourtant appris la méthode.

Takano

— ... Eh bien,

Monsieur le Directeur, que vous arrive-t-il ?

Vous n'avez vraiment pas l'air de vous sentir bien, est-ce le manque de sommeil ?

Malgré les apparences flatteuses,

elle avait compris.

Elle savait que je n'étais pas aussi décidé qu'elle.

Et elle se moquait de moi, car nous savions tous les deux que ce n'était pas une attitude digne d'un visionnaire.

... ... Je secouai non de la tête, chassant par la même occasion le sommeil qui embrumait encore mon cerveau.

Souviens-toi un peu de tout ce que tu as vécu, des décisions qui t'ont mené jusqu'ici.

Tes mains sont déjà couvertes de sang.

Mais si tu t'arrêtes maintenant, ce sang aura été versé pour rien.

Ce n'est que lorsque tu auras réussi à aboutir dans ces recherches qu'enfin, les personnes que tu as sacrifiées pourront reposer en paix...

Encore une fois, je secouai non de la tête. Il fallait redevenir professionnel, maintenant...

Irie

— Non, non,

j'étais juste plongé dans mes pensées.

Mme Takano, occupez-vous de régulariser la situation avec Tôkyô, s'il vous plaît.

Lorsque vous aurez plus d'informations sur le calendrier à respecter, tenez-moi au courant.

Takano

— Oui, bien sûr, Monsieur le Directeur.

Hmpfhfhfhf...

Avec tout cela, je ne sais pas pour vous, mais je n'ai plus sommeil !

La seule chose que je pouvais désormais faire, c'était donner le meilleur de moi-même pour obtenir des résultats probants et faire en sorte que la mort de cet homme ne soit pas vaine.

Si l'on doit verser du sang, alors chaque goutte doit être utile et justifiée.

Après avoir réprimandé quelques-uns de nos chercheurs qui se racontaient des anecdotes sordides sur les autopsies et les dissections qu'ils avaient pratiquées, je retournai m'isoler dans mon bureau...