Les expériences d'inoculation du sérum expérimental sur Satoko Hôjô allaient bon train.
Pour ma part, elles ne m'intéressaient pas ; elles auraient pu échouer dès le premier jour, cela ne m'aurait pas dérangé le moins du monde.
Mais Irie s'était apparemment jeté à corps perdu dans cette bataille. Le résultat était pour l'instant très étonnant ; Satoko n'avait pas déclenché de crise aiguë, et n'était pas devenue un légume non plus.
... Non, en fait, elle était dans une situation paradoxale. Elle était au stade terminal, mais pouvait encore tenir une conversation normale.
Le C103 était un préparatif encore instable, qui laissait beaucoup à désirer et qui devait être encore étudié, mais son administration minutieusement contrôlée avait permis d'enrayer la progression de la maladie même sur un patient N5. C'était un résultat pour le moins extraordinaire.
J'avais beau avoir traité Irie comme un imbécile, je devais lui tirer mon chapeau.
Enfin, peut-être que justement, c'était à cause de son caractère qu'il avait réussi.
C'était bien parce qu'il était un humaniste naïf et convaincu qu'il n'avait pas su se résoudre à se salir les mains, et qu'il avait préféré tenter de sauver cette gamine de sa mort certaine.
Je détestais son côté indécis, son incapacité à faire son travail sans faire de sentiments, mais il était manifestement doué et il avait de l'expérience.
Pour la première fois depuis notre coopération, j'étais bien obligée de reconnaître son efficacité.
— J'ai lu votre rapport, Monsieur le Directeur.
Je dois vous avouer que je suis impressionnée.
— Allons,
je n'ai fait que mon travail de chercheur.
Il se trouve que le résultat est très satisfaisant pour le médecin que je suis aussi, donc je ne peux vraiment pas me plaindre.
— Je pense que grâce à vos efforts, Satoko Hôjô est devenue notre sujet d'observation le plus important.
C'est la seule personne au monde à avoir atteint le niveau 5 et à en être revenue vivante.
— ... Oui, je suis bien d'accord.
Je pense changer d'approche lorsqu'elle pourra à nouveau converser normalement avec tout le monde. Nous observerons alors son état de santé sur la durée.
Je pense lui demander de venir ici tous les dimanches pour faire des tests et des analyses.
— Je soutiens cette décision, mais il reste à expliquer à Satoko pourquoi elle doit s'injecter le c103 trois fois par jour et pourquoi elle a besoin de venir faire des tests tous les dimanches.
Je vous rappelle qu'elle n'a pas conscience d'être malade, cela risque donc d'être très délicat.
— Eh bien, il se trouve que j'y ai réfléchi, justement.
Je pense lui dire que j'ai besoin de son aide pour écrire ma thèse.
Elle devra s'injecter tous les jours des sérums nutritionnels et venir chez nous régulièrement pour que nous puissions voir comment son corps réagit.
En échange de quoi, elle recevrait une compensation financière.
Il a vraiment l'intention de la guérir, en fait.
Il faut croire qu'il veut nous faire oublier les plans de dissection le plus vite possible...
Nous n'avions pas du tout la même vision des choses, mais tant que sa niaiserie continuerait à le pousser de l'avant comme maintenant, je n'aurais pas à m'en plaindre.
Si nous appliquions ses idées, nous obtiendrions des résultats bien différents de ceux que j'espérais obtenir par une nouvelle dissection. Mais l'un dans l'autre, cela nous permettrait d'en apprendre plus sur le syndrome de Hinamizawa.
Et puis, ce n'était pas comme si je la haïssais, cette gamine.
Mais pour les recherches, je faisais feu de tout bois.
Tant qu'elle nous était utile, disséquée ou non, cela n'était finalement qu'un détail de l'histoire.
— Par contre, le traitement étant assez lourd et obligatoire, il va falloir en parler à sa famille.
Si j'ai bien compris, ce sont son oncle et sa tante qui en ont désormais la tutelle ?
Il va falloir leur parler en tête à tête ici.
Tout ce qu'il faut souhaiter, c'est qu'ils soient d'accord...
— Allons, ce ne sera pas un problème.
C'est bien pour ça que nous proposons de payer pour cette coopération. Donnez-leur 100 000 ou 200 000 Yens par mois et vous verrez, ils signeront.
— Je ne savais pas que nous pouvions nous permettre ce genre de largesses avec le budget ?
— Nous ne le pouvons pas.
Vous allez devoir convaincre Jirô et ses supérieurs, mais ça, ça dépendra de votre rapport...
— Je vois. Eh bien alors, je vais m'y atteler de ce pas.
Il faudra aussi leur expliquer de ne pas occasionner trop de stress à Satoko.
Si jamais elle devait refaire une crise, je ne suis pas sûr de pouvoir la sauver une nouvelle fois.
... Maintenant que vous le dites, j'avais aussi entendu dire qu'ils étaient cupides.
Nous pourrons probablement les amadouer, selon la somme.
Je me chargerai de tout.
Je savais que Satoko ne s'entendait pas beaucoup avec sa nouvelle famille.
Mais cela ne nous regardait pas, en tout cas, c'était mon avis.
Je ne pensais pas qu'Irie s'engagerait tellement dans le processus.
Il s'était peut-être découvert une vocation et voulait se comporter comme un père pour elle.
Peu importait, après tout.
Il travaillerait bien mieux s'il se sentait investi d'une mission, de toute manière.
Ce qui finirait bien par arranger mes affaires.
— ... Parlons d'autre chose.
J'ai lu votre rapport sur les dérivés du H170.
— Ah, ça.
Oui, ce ne sont pas des résultats aussi probants que les vôtres, mais au moins, nous savons que le produit fonctionne.
— C'est quand même un monde.
Pendant que moi je travaille dans un coin du laboratoire à créer un médicament pour la sauver, vous travaillez dans les éprouvettes à côté pour créer un médicament qui déclencherait instantanément la maladie...
Irie ne travaillait pas sur le H170.
C'était moi qui dirigeais les recherches concernant ce produit.
Même si probablement, il aurait refusé de s'en occuper, d'une manière ou d'une autre...
Ce médicament était dangereux, dans le sens où il avait été créé au fur et à mesure de nos découvertes sur le mécanisme qui amenait le parasite à influencer son hôte en le rendant paranoïaque.
Pour faire simple, en administrant le H170 à un patient souffrant déjà de la maladie, on pouvait déclencher en lui une crise aiguë et le pousser en phase terminale, même contre sa volonté.
Il rendait l'agent pathogène extrêmement instable et provoquait une excitation démesurée dans le cerveau du patient.
En poursuivant dans cette voie, nous pourrions certainement pousser n'importe quel porteur de la maladie à la mort.
Le fait de connaître avec précision les mécanismes régissant les crises aiguës servirait très certainement à comprendre la maladie.
Les recherches sur le H170 étaient donc très importantes et très rassurantes.
De plus, ce produit avait une chance d'intéresser nos clients et sponsors pour une possible application militaire.
Pour l'instant, bien sûr, il n'était pas utilisable, loin de là --
mais l'on pouvait imaginer, si les recherches nous le permettaient, implanter une colonie du parasite dans une population ciblée, puis administrer du H170 par la suite pour une action spécifique et efficace.
Bien sûr, l'agent pathogène était bien moins pratique qu'un virus mortel,
mais il était indétectable à l'autopsie, et en plus, il laissait croire que la crise était survenue de manière naturelle. Il y avait sûrement un moyen de lui trouver un champ d'application.
L'incident de Marco Polo avait, pendant longtemps, empêché les recherches sur le syndrome de Hinamizawa.
Cet incident avait eu une importance historique, son déroulement a changé le cours de l'histoire. Avec un stupide virus mortel, on ne peut pas créer ce genre d'incident.
Mais avec notre agent pathogène, tout devenait possible...
Enfin, tout cela n'était pas de mon ressort -- les vieillards à la tête du projet alphabet n'avaient qu'à se débrouiller pour lui trouver une utilité.
Après tout, ce n'était pas ça qui m'intéressait ici.
Tout ce que je voulais, c'était expliquer cette maladie et ses mécanismes, dans ses moindres détails, pour montrer à la face des autres à quel point ces recherches étaient importantes et nécessaires.
Et comme ça, grand-père serait réhabilité. Les gens reconnaîtraient enfin son génie.
Et si d'aventures les gens lui trouvent aussi une application militaire, eh bien, ce serait du bonus, ni plus ni moins. Rien de bien important à mes yeux, en tout cas.
— J'imagine que nos clients seront bien plus heureux de lire votre rapport que le mien.
Mais au moins, nos prochains budgets seront plus faciles à obtenir, c'est toujours ça de pris.
— Hmpfhfhfhf...
Que voulez-vous, la passion ne suffit pas pour vivre,
il faut aussi un peu de concret de temps en temps.
— ... Et puis, nos sponsors sont déjà bien assez généreux, on ne peut pas les prendre de haut non plus.
Quand je pense que tout ce qu'ils nous accordent est pris directement sur l'argent des contribuables...
— Il m'arrive de me dire que le Japon est un pays bien plus riche que je ne le croyais.
Ah, mais vous savez, il y a certains fonds publics dont il vaut mieux ne pas savoir la provenance, parfois...
Hmpfhfhfhf...
Il n'avait certainement aucune idée de tout ce que j'avais dû faire pour obtenir de pareilles sommes d'argent.
En tout cas, nos recherches avançaient bien.
Je me demandais ce que le syndrome de Hinamizawa pourrait nous faire découvrir de nouveau sur l'être humain et l'humanité.
Ma curiosité était plus que piquée, j'attendais fiévreusement de faire de nouvelles découvertes...
Cette maladie laissait entrevoir une nouvelle interprétation de la place de l'être humain sur cette planète. Nous n'étions peut-être que des coquilles vides, et ce que nous pensions être notre volonté, notre faculté de penser et de raisonner par nous-mêmes, n'était peut-être que le résultat d'une infection parasitaire.
Si jamais nous réussissions à démontrer cela... Je me demande bien l'étendue du choc que ressentira l'humanité lorsque nous publierons nos recherches...
La vérité risquait de sembler tellement absurde que tout le monde la rejetterait en bloc.
Ce qui donnait encore plus de mérite à grand-père d'avoir su prédire et envisager tout cela des dizaines d'années avant tout le monde.
Je pense qu'enfin, je comprends.
Maintenant, je vois réellement pourquoi grand-père était tellement fasciné par ces recherches...