— Oh, votre tension s'est bien améliorée.
Vous récupérez très vite malgré votre grand âge, bravo !
Oryô, vous pourriez bien vivre jusque 100 ans, peut-être même 200 ans si vous n'y prenez pas garde !
Le jeune médecin, souriant, arracha le sparadrap qui retenait l'appareil à mesurer la tension au bras de la vieille femme couchée devant lui.
— Oh, petit coquignou...
Chuis vieille, je fais qu'gêner les jeunes, faut qu'je meure, voyons…
Hohhohho...
La vieille dame, Oryô Sonozaki, lui rendit un sourire un peu faible.
Puis elle se tourna vers la porte en papier de riz du couloir et cria :
— Shimiko ? Taeko ? Y'en a une là ?
Faites un thé d'orge pour le docteur !
Des pas précipités se firent entendre dans le couloir, puis la porte s'ouvrit grand sur le côté.
Il y avait là une jeune fille.
Sûrement la petite fille d'Oryô.
— Shimiko est déjà partie.
Qu'essy a ?
— Mion, fais donc un thé d'orge pour le Dr. Irie, sois gentille.
— Bien compris.
Toi aussi tu bois quelque chose ?
Du thé noir, plutôt, non ?
Avec du sucre et du lait ?
— Va, je me servirai déjà le sucre, t'en fais pas, prépare déjà l'eau et les herbes.
Ramène un petit pot de sucre, du lait et une cuiller.
— Ça roule.
Mion répondit avec désinvolture à sa grand-mère, puis tourna les talons et disparut aussitôt.
— Mets le thé dans la carafe spéciale !
Et ramène un coussin pour lui !
Et fais pas de gouttes d'eau sur la coupelle !
— Ouais, c'est bon la vieille,
je sais faire le thé, putain, lâche-moi !
Ce n'était pas la réponse que le docteur avait attendue.
La grand-mère soupira,
apparemment résolue à l'inévitable.
— Rah la la, ces jeunes, tant qu'on peut les engueuler, ça va,
mais après, quelle misère...
— Allons, allons, Oryô, ce n'est pas bon pour votre tension…
Mion se donne du mal pour vous, mais à son échelle, c'est tout.
— Oh, sa mère aussi était une bonne à rien...
Elle lui ressemble bien, tiens !
— Ahhahhahhahhahhahha !
Et je parie que la mère de sa mère est exactement pareille, c'est ça ?
La vieille dame partit d'un grand fou rire,
manquant presque de perdre son dentier.
— Ah Docteur,
je m'excuse, vous pouvez ouvrir la fenêtre un peu ?
Le vent a l'air bien frais.
En tendant l'oreille, on remarquait déjà le chant des cigales qui annonçait le soir.
Le docteur se leva et poussa les deux pans de la fenêtre sur les côtés.
... Un vent frais vint remplacer l'air vicié de la pièce.
— Il fait chaud pendant l'après-midi, mais le soir, c'est nettement plus frais.
La nuit, il fait même un peu froid.
— Moui.
C'est aussi un peu ce qui fait le charme du village.
Le docteur eut un petit sourire, puis il revint s'asseoir près de la vieille dame.
Puis, silencieux tous les deux, ils tendirent l'oreille pour écouter un instant le chant mélodieux au dehors.
— Je ne vivrai pas jusqu'à mes 100 ans, mais je ne peux pas me permettre de mourir encore un moment.
Vous pourrez fermer mon cercueil seulement quand ce foutu barrage sera abandonné.
— ... Vous savez, quand l'État a mis un projet en avant, c'est dur de lui faire faire marche arrière.
— Oh, l'État ne fait que passer le pilon, hein.
Bon, d'accord, c'est un pilon en pierre énorme, je vous l'accorde.
— Un pilon en pierre.
— Quoi, vous connaissez pas ?
Pour moudre le grain ou pour faire du thé.
Irie répondit rapidement que si, évidemment.
Le docteur savait surtout qu'Oryô n'aimait pas quand on ne lui laissait pas finir sa conversation.
— Le pilon que l'État utilise, il écrase tout sur son passage.
C'est un sacré truc, mais...
le problème, c'est qu'il est pas facile à faire bouger.
Il faut rameuter des tas de gens, et lorsque tout le monde y met du sien, là seulement, il se met à bouger.
Le docteur préféra ne rien dire et écouter la vieille dame.
Mion revint alors avec un plat sur lequel étaient placées deux tasses de thé.
Se rendant compte de la conversation joyeuse de sa grand-mère, elle s'assit sans rien dire et se mit à servir les boissons.
— Alors quand il commence à bouger, il est presque impossible à arrêter.
... Il faut faire beaucoup d'efforts pour le faire bouger une fois,
alors les gens se débrouillent pour qu'une fois qu'il bouge, il puisse bien continuer de bouger.
— Oui, à cause des coefficients de friction.
C'est pas bête, ce que tu dis, mamée.
— Mais ça veut dire aussi que :
si par malchance, il devait arrêter de bouger, il faudrait employer encore une fois énormément de force pour le remettre en mouvement.
— ... Oui, pour faire reprendre un projet déjà partiellement annulé, il faut vraiment déplacer des montagnes.
— Oui, c'est un pilon qui ne s'arrête pas facilement,
mais si on réussit à l'arrêter, il ne repart plus.
C'est ce genre de pilon.
— Oui, si seulement il y avait un moyen à peu près sûr de faire arrêter le pilon...
Mion et sa grand-mère furent soudain très, très silencieuses.
Le Dr. Irie sut immédiatement qu'il avait dit quelque chose de stupide, mais il ne savait pas comment rattraper le coup et se mit à chercher dans tous les coins et recoins de son cerveau.
Mais en fait, leur silence n'était pas un reproche.
Mion et sa grand-mère souriaient toutes les deux, d'un large sourire funeste et cruel.
— ... ... ...
... ...
Irie ne comprenait plus rien à rien.
Leurs deux sourires étaient sûrement dus à son imagination. Il ne savait pas quoi faire de ces sourires, à part en avoir peur.
— ... ...
... ... ...
— ... ... Ahaha, ahahahahaha !
Le silence entre eux n'avait pas duré bien lontemps.
Mais lui savait qu'il ne supporterait pas ce silence, alors il avait décidé de le rompre de cette manière.
Au bout d'un moment, son rire devint contagieux.
Mion et sa grand-mère riaient désormais aussi --
mais il ne savait vraiment pas pourquoi.
Les seules à ne pas rire étaient les cigales -- elles poursuivaient leur chorale, imperturbable...