— Oui, bien sûr, je comprends. Vous avez bien du courage !
Il fait pourtant tellement chaud, je vous plains.
Si vous trouvez un petit malin qui vient jeter ses déchets industriels, prévenez-moi tout de suite !
Je le ferai écrouer sur-le-champ.
— Merci pour votre compréhension, M. Ôishi.
Je vous en prie, vous pouvez passer.
Les barrières furent déplacées, juste assez pour laisser passer notre voiture.
L'inspecteur donna un petit coup de klaxon -- pour les remercier ou pour leur faire peur ? -- puis il redémarra.
Encore une fois, j'étais grimé de la manière la plus louche possible et imaginable.
Une casquette de base-ball, un masque et des lunettes de soleil.
Et en plus, par dessus le marché, j'avais une veste à capuche sur moi.
Si j'avais été en face de moi, je m'aurais arrêté moi-même pour un interrogatoire poussé.
J'avais tout fait pour ne pas me faire reconnaître, mais en fait, il était peut-être déjà trop tard.
Me sentant soudain très ridicule, je jetai le tout sur la banquette arrière.
— Oh ?
Vous êtes sûr ?
— Bah, ils savent déjà qui je suis
et pourquoi je suis là.
— Éhhéhhéhhé,
oui, boah, c'est vrai aussi, effectivement.
Apparemment, cette situation l'amusait beaucoup, car il en ricana encore un moment dans sa barbe.
Devant nous, le village de Hinamizawa étalait ses paysages splendides.
S'il n'y avait pas toutes ces histoires, ce serait un cadre de vie superbe.
Il faut absolument que j'emmène Yukie ici, elle doit voir ce coin...
Aaaah, au fait, je l'ai pas appelée hier soir.
... J'ai pourtant autre chose à penser.
Parce que, honnêtement, ce village n'était pas de tout repos.
On me l'avait dit dès le premier jour, à Gogura.
Leur réseau d'informateurs est basé sur les liens de la famille et des relations business.
Il s'étend sur tout le district de Shishibone, avec une efficacité redoutable.
Lorsqu'on m'avait dit ça, je n'y avais pas cru, je ne les avais pas pris au sérieux.
C'était une bête asso de quartier, des ploucs de la campagne profonde.
Je m'étais moqué d'eux en mon for intérieur.
Et pourtant, ils avaient non seulement réussi à extorquer des choses du ministre, mais en plus ils avaient prouvé être au courant même de nos missions secrètes.
On dirait les services de renseignements de ces pays fictifs qui pulullent dans les romans d'espionnage...
Les villageois ne reculeront devant rien pour arrêter ce projet.
On me l'avait dit aussi.
D'ailleurs, même l'inspecteur Ôishi m'avait prévenu.
Ici, c'est la guerre.
Les habitants du village sont aussi des guérilléros qui tentent de délivrer leurs terres de la menace du barrage.
Oui, je pense que la comparaison est appropriée.
Ils ne sont pas protégés par la convention de Genève, mais ils ne la respectent pas non plus, de toute façon.
Ils sont juste là pour que les choses s'enlisent...
Je suis uniquement ici parce que c'est l'inspecteur qui conduit, en fait. Si je sors de cette voiture pour acheter une boisson à un distributeur, il y a des chances pour que je n'en revienne pas vivant...
Même s'il n'y a pas de balle perdue par ici, nous sommes sur le front de guerre.
Enfin... disons que j'ai de la chance d'être au Japon, les civils ont beaucoup de mal à obtenir des armes à feu.
Je parie qu'ils sont armés avec autre chose.
C'est pour ça que l'inspecteur ne met qu'une veste contre les armes blanches...
— ...
— Eh bien alors, Akasaka, vous commencez à devenir nerveux ?
Éhhéhhéhhé !
Évidemment, il m'avait calé.
Plus la peine de le nier ou de faire semblant, je suppose.
— Oui, en effet.
Nous ne sommes que deux, et nous pénétrons en plein cœur du territoire ennemi, je vous signale.
Ils sont un peu trop nombreux à mon goût, si les choses devaient mal tourner...
— Si les choses devaient mal tourner ?
Ahhahhahha,
maiiiis non, ne vous en faites pas.
— Je croyais que tous les habitants étaient contre nous ?
Qu'ils se donnaient des alibis l'un l'autre ?
On m'aurait menti ?
Nous avions une règle de conduite qui nous interdisait d'aller dans un local de yakuzas sans être accompagné.
C'était exactement à cause de cela : quand tout le monde est contre vous, il n'y a plus aucune loi pour vous protéger.
Quoi qu'il se passe, il est impossible de le prouver par la suite.
Il était donc inutile de se jeter dans la gueule du loup.
— J'ai dit à mes collègues que nous étions en route pour le village,
et puis j'ai un transmetteur.
Ne vous en faites pas, ils ne nous auront pas si facilement.
Bon, je vous l'accorde, il vaut mieux être prudent.
— ... ...
— Akasaka, vous êtes trop nerveux.
Vous étiez pourtant si relax la dernière fois ?
Éhhéhhéhhé !
Il se tapa la poitrine en riant très fort, comme pour me dire de compter sur lui.
— Enfin bon, si vraiment les choses devaient mal se passer,
il nous reste nos flingues !
Il prit la pose,
mimant son arme de service avec les doigts.
— Vous croyez qu'ils vont nous servir ?
— Si vous n'avez pas peur des conséquences, alors là, oui, ils vont servir.
Normalement, les policiers n'ont une arme à feu que pour faire peur, pas pour s'en servir.
D'ailleurs, il y a tellement de règles à respecter avant de tirer que même quand on veut, on ne peut pas forcément...
C'est pour cela que la plupart du temps, un policier ne penserait jamais à se servir de son arme, même lorsqu'il la prend en main.
— Et vous ? Vous avez, Akasaka ?
Une arme ?
— Oui.
— Vous avez déjà tiré ?
— Bien sûr.
... À l'entraînement.
— Ahaha, oui, je vous crois !
Éhhéhhéhhé !
— Pourquoi, vous avez déjà tiré, vous ?
— Qui, moi ?
Ahhahahaha !
Meuaiiiis non, voyons ! Moi ? Jamais...
Ah ouais, et il se permet quand même de se foutre de ma gueule ?
Nous éclatâmes de rire.
— Je n'ai jamais visé personne avec cette arme,
mais on m'a déjà pris en joue une paire de fois.
J'ai déjà flippé souvent...
Même s'il n'avait jamais tiré avec son arme,
il avait l'expérience du terrain, c'était un avantage immense.
Je me rendais seulement compte maintenant qu'en fait, je pouvais réellement compter sur lui.
— ... Aaaah, c'est vrai, je savais bien qu'il valait mieux pas venir tant qu'il ferait jour.
Mais bon, il n'y a que ce chemin, on n'a pas le choix.
Akasaka, juste au cas où, remettez votre déguisement.
— Pourquoi, il y a un problème ?
— Ah, il y a la clim, vous ne l'entendez peut-être pas…
Je l'éteins.
Tendez l'oreille un peu.
J'ouvris la fenêtre et fus accueilli par une bouffée d'air chaud.
Puis, au loin, j'entendis alors des cris de colère.
La forêt prit fin, et nous débouchâmes sur une grande étendue ouverte.
... Le chantier du barrage.
C'était un peu la première ligne des affrontements.
— ON VEUT PAS DU BARRAGE À HINAMIZAWA !
Une voix survoltée s'échappait depuis un énorme mégaphone, en un bruit assourdissant.
Les autres manifestants tapaient des pieds en rythme, comme pour ponctuer leurs revendications.
Le vacarme était vraiment saisissant.
Les abords du chantier étaient entourés par de hautes grilles.
Et devant les grilles, des policiers anti-émeutes montaient la garde.
Ils étaient entourés de toutes parts par les villageois.
Ceux-ci criaient et hurlaient comme un seul homme.
— Tiens ? Ils ne sont pas très nombreux, aujourd'hui,
nous avons de la chance...
— ... Ils ne sont pas nombreux ?
— Non. Quand vraiment ils viennent nombreux, on ne peut plus passer, il y a trop de monde.
En tout cas, les véhicules ne passent pas.
Je regardai à nouveau. C'est vrai qu'à bien les observer, ils devaient être à peine une cinquantaine, 70 personnes à tout casser.
Mais avec tout ce bruit et surtout avec les six ou sept fourgonnettes des CRS, cela formait un tableau très impressionnant.
Surtout que les habitants portaient des masques et des casques de travail, comme les vrais ouvriers du chantier, ce qui ajoutait à la confusion générale.
Après avoir scandé leur rancœur dans le porte-voix, ils mirent le son au maximum et firent réciter des sutras.
La voix grave et résonnante qui s'éleva du porte-voix était difficile à supporter.
Le son vibrait très fort et faisait trembler les vitres de la voiture -- alors que nous étions pourtant très éloignés ! -- ce qui signifiait que sur place, les ouvriers devaient en avoir mal aux oreilles et au crâne.
— Aaaaah oui, les sutras, c'est le pire, vous savez.
Les CRS ont tous des boules quies, et pourtant ils ont un mal de crâne horrible le soir.
J'ai de la peine pour eux.
— Mais enfin, il y a bien des lois sur le tapage, non ?
— Eh bien, en fait, pas dans notre préfecture, non.
Et puis, ce sont des sutras !
La loi interdit l'interdiction de pratiquer le culte.
Oh, ils ne sont pas stupides, loin de là...
Ahahahah !
La voix de l'inspecteur se perdait dans le vacarme des sutras, mais il me semble bien que c'est ce qu'il me dit.
Même en fermant les vitres de la voiture, leur bruit envahissait tout l'habitacle et empêchait toute conversation normale.
J'avais vraiment du mal à l'entendre.
Plus nous nous approchions, et plus le volume augmentait.
Il a fallu placer nos mains complètement sur nos oreilles pour ne pas devenir fou...
Si j'avais vu cela hier, je ne serais jamais resté. J'aurais compris immédiatement à quel point cet endroit était spécial...
Les gens d'ici étaient prêts à tout, à absolument tout, pour sauver leurs terrains des eaux du barrage.
Bon sang mais quel bruit !
Bordel, mais c'est inhumain !
Mais faites que ça cesse !
Je commençai à me sentir mal ; j'avais envie de vomir.
Entre les habitants assis sur la voie, les CRS et les différents véhicules, il était franchement impossible de passer.
Klaxonner ne servit à rien, car le bruit se perdait dans le vacarme ambiant.
Il a fallu batailler ferme et avancer comme un escargot pendant longtemps.
... Mais enfin, à force de persévérence, nous passâmes cet endroit, et cette tonitruante cacophonie se retrouva derrière nous. Plus qu'à s'éloigner...
— Ah, vous vous souvenez hier, on a joué avec un vieux chauve ?
Vous voyez ?
Aah oui, le vieux malpoli.
L'inspecteur lui avait parlé un peu comme à son père.
— Oui, effectivement.
— Eh bien, c'est le chef de chantier du premier morceau.
Je parie qu'il est dans les préfabriqués là-bas et qu'il essaie de travailler.
Ça doit pas être facile...
— Si c'est comme ça tout les jours, il doit en avoir marre...
— Oui,
et puis surtout les ouvriers, la plupart ne reste jamais bien longtemps.
Enfin bon, ils ont augmenté les salaires, donc il y a toujours des volontaires, les gens vont et viennent !
Éhhéhhéhhé !
Si même lui semblait un peu jaloux de leurs salaires, malgré toutes les nuisances sur le chantier, c'est que la somme devait être rondelette.
— Rah, mais merde,
ils le font exprès, c'est pas possible...
Devant notre voiture, sur le chemin, il y avait encore un groupe, assis, qui gênait le passage.
L'inspecteur joua du klaxon, énervé, mais aucun n'esquissa le moindre mouvement.
Est-ce que le bruit ambiant est tellement fort qu'ils ne l'entendent pas klaxonner, ou est-ce qu'ils font semblant ?
Impossible à dire, malheureusement.
Si un CRS s'était trouvé par ici, il aurait pu leur faire signe en nous montrant du doigt, mais il n'y avait personne.
— ... Rah putain, je vais devoir sortir…
Bon, attendez-moi ici.
L'inspecteur ouvrit la porte.
La chaleur du dehors s'engouffra, et surtout, le bruit nous assourdit à nouveau.
— ...!!! ...!
L'inspecteur me dit quelque chose en riant, mais je n'y compris rien, pas un traître mot.
« Je vais aller les bouger » ?
Quelque chose comme ça ?
En tout cas, il descendit du véhicule et ferma la porte,
ce qui atténua un peu la douleur de mes oreilles.
Je le regardai faire, parlant aux gens à-même le sol, gesticulant dans tous les sens.
... Je me demande si le gamin est bien à Takatsudo.
J'aimerais le retrouver.
Je le retrouve, et je me casse d'ici en vitesse.
J'en ai ma claque de ce bruit.
C'est alors que tout se fit sombre.
Il y avait une personne qui projetait son ombre sur mon visage en se plaçant au soleil.
Je me retournai
sans trop y réfléchir
et me rendis compte de qui c'était.
— ... ... ... Hein ?
C'était elle.
Rika Furude.
Elle me regardai d'un air profondément ennuyé.
Je ne sus pas trop pourquoi, mais j'eus l'impression d'avoir été vu par la seule personne qui devait absolument ne rien savoir de ma présence ici aujourd'hui.
Je lui fis un petit coucou en souriant, histoire de ne pas la regarder sans rien dire.
Évidemment, seul le geste importait, car elle ne risquait pas de m'entendre.
Mais je pris bien soin de faire le geste ; elle m'avait certainement remarqué.
Et pourtant...
Elle ne fit que me dévisager comme on regarde un film soporifique.
D'un seul coup, le bruit et la chaleur revinrent.
L'inspecteur Ôishi rentrait à nouveau dans la voiture.
Je remarquai alors que les gens devant nous étaient maintenant debout et nous cédaient le passage, sans oublier de nous massacrer du regard.
— Désolé de vous avoir fait attendre.
Eh bien, allons-y !
... Tiens ?
L'inspecteur remarqua la petite fille derrière moi.
L'un des villageois vint à toute vitesse la prendre dans ses bras.
Comme pour l'éloigner d'un danger.
La petite fille dit alors quelques mots, mais il me fut bien évidemment impossible de savoir quoi.
— Bon, en route !
J'appuie un peu sur le champignon, hein ?
Enfin, pas trop, il y a un code de la route, quand même...
L'inspecteur donna un gros coup d'accélérateur, comme pour faire taire les cris au dehors.
Puis la voiture prit de la vitesse, et les cris, le bruit et la jeune fille s'éloignèrent derrière nous, de plus en plus.
— Les terres de Takatsudo commencent par là-bas.
Vous êtes prêt à dégainer, j'espère ?
Essayez de ne pas oublier d'enlever la sécurité, vous auriez l'air bête en cas de pépin.
Éhhéhhéhhé !
Il se moquait de moi, peut-être pour détendre l'atmosphère.
Mais pour ma part, je restai fixé sur ce que cette petite fille pouvait avoir dit tout à l'heure.
... Que pouvait-elle avoir à dire, malgré cet air si dénué d'émotion ?
— ... ... ... ...
— Allons, c'est pas grave si vous êtes nerveux, mais ça ne vous servira à rien.
Il est d'ailleurs fort probable qu'on vienne ici pour rien, vous savez.
Je n'avais plus aucun moyen de découvrir ce qu'elle a murmuré tout à l'heure.
Mais elle m'avait ordonné de rentrer à Tôkyô, sous peine de le regretter amèrement...
Et je n'étais pas rentré à Tôkyô.
— Je t'avais prévenu, pourtant…
Imbécile.
Oui, cela ressemblait fort à ce qu'elle avait pu dire sur le chemin...