La nuit n'avait pas été facile.

Il m'avait semblé avoir passé une éternité à me tourner et à me retourner dans le lit.

Et puis, j'avais fini par m'endormir... et par rater le réveil -- le soleil était déjà haut dans le ciel.

Il me fallut réprimer l'envie de me recoucher.

Ce fut alors qu'enfin, je remarquai la sonnerie du téléphone, qui retentissait depuis tout à l'heure.

Il était presque 10h30.

Ce n'était pas l'accueil qui appelait pour me réveiller...

Ôishi

— Oui, M. Akasaka ?

Bonjour ! C'est l'inspecteur Ôishi à l'appareil !

Éhhéhhéhhé !

Sa voix n'était pas très agréable à entendre dès le matin.

En tout cas, mes oreilles délicates en furent bien gênées.

Mais quelque part, cette gêne était bénéfique, car elle m'empêchait de me rendormir.

Akasaka

— Aah, oui, c'est vous ?

Oui, bonjour.

Ôishi

— Hmmm ?

Allons, vous n'allez pas me dire que je viens de vous réveiller, quand même ?

Je sais que vous êtes en voyage et que vos supérieurs ne sont pas là, mais pensez à vous réveiller aux heures de travail !

Hahahahaha !

Akasaka

— Oui, je suis bien d'accord.

Je ferai attention la prochaine fois.

Ôishi

— Eh bien, j'ai un petit quelque chose pour vous aider à vous réveiller, si vous voulez.

Nous avons un objet très intéressant parmi le sac d'objets trouvés rapporté par la patrouille de Hinamizawa.

Akasaka

— Les objets trouvés ?

Ôishi

— Je vous en parlerai plus en détails quand vous serez là.

Vous pensez venir encore ce matin ?

Akasaka

— Voyons, mais j'arrive tout de suite !

L'inspecteur savait sur quoi j'enquêtais.

Et si lui savait que cette découverte allait m'intéresser,

c'est qu'il allait sûrement dans le sens de mon enquête.

Pour être franc, maintenant que je savais que les gens du village savaient parfaitement qui j'étais,

j'hésitais à retourner au village.

Ce qui voulait dire que mon enquête aurait désormais du mal à progresser.

Mais cette découverte allait peut-être justement m'éviter la débandade -- c'était un coup de chance inespéré.

Je me lavai grossièrement, pris mon veston, hélai un taxi et partit aussitôt pour le commissariat d'Okinomiya.

Ôishi

— Oh, vous voilà !

Alors, petit génie du mah jong, comment allez-vous ?

Akasaka

— Je m'excuse d'être en retard.

... Et donc ? Qu'avez-vous trouvé de si intéressant ?

Je n'avais aucune envie de perdre mon temps à reparler des parties d'hier soir.

L'inspecteur avait dû s'en douter, car il entra dans le commissariat sans faire plus d'histoire.

Ôishi

— Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, nous avons reçu ce matin le sac des objets trouvés par la patrouille de Hinamizawa.

Ces objets sont envoyés à Okinomiya une fois tous les papiers administratifs concernant la déclaration de dépôt aux objets trouvés remplis et classés.

L'inspecteur sortit un sac en vinyl dans lequel était placé un objet affublé d'une étiquette en bambou, puis le plaça sur la table.

Akasaka

— ... Un portefeuille ?

Ôishi

— Oui, selon toute vraisemblance.

Il y avait des pièces dedans, mais aucun billet.

Au départ, nous avons pensé qu'il avait été volé puis jeté.

Mais juste au départ.

Je ne voyais pas trop le rapport entre ce portefeuille, trouvé au milieu de nulle part, et l'enlèvement qui avait eu lieu à Tôkyô.

Mais si réellement cela pouvait devenir une pièce maîtresse

-- si par exemple c'était le portefeuille du jeune garçon enlevé -- alors il aurait un sacré impact.

Non, ce n'est pas possible.

Ce serait trop beau, trop facile !

Je parie qu'il y a des initiales sur cet objet.

Comme par hasard, “T.I”, pour faire croire à “Toshiki Inugai”.

Non, je ne pense pas qu'il y ait raison de s'affoler, comme l'inspecteur a l'air de le faire.

Il me tendit une paire de gants en plastique, puis en prit une paire pour lui-même.

Je n'avais aucune envie de les mettre, mais je ne voulais pas non plus le vexer... Tant pis, mettons-les, si ça lui fait plaisir...

L'inspecteur Ôishi ouvrit alors le sac de vinyl et en sortit précautionneusement l'objet, puis il le retourna.

Sur la face arrière du portefeuille, comme je l'avais imaginé, on pouvait voir des initiales.

Par contre, elles étaient moins vagues que je ne l'avais prévu. Toshiki I.

L'inspecteur me fit un grand sourire complice.

Cela n'est pas suffisant pour affirmer un quelconque rapport avec l'enlèvement...

Il me fallait rester calme et regarder la réalité en face, en gardant la tête froide. Ce portefeuille ne vaut rien, c'est simplement lui qui s'emballe.

Pourquoi diable le portefeuille d'un petit garçon enlevé à Tôkyô serait-il redécouvert aux objets trouvés dans un village paumé dans le trou du cul du monde, à des heures d'autoroute de là, avec un timing aussi spectaculaire ?

De toutes manières, l'association du village n'a rien à voir avec cette affaire.

Ça ne peut pas être le bon portefeuille.

Je ne savais pas pourquoi j'avais décidé de nier en bloc tout cela.

Cette affaire et ma mission étaient toutes deux classées secret défense, et pourtant, les gens d'ici en connaissaient tous les détails.

C'était largement suffisant pour les soupçonner d'être dans le coup.

Si ça se trouve, il me faudrait être beaucoup plus concentré et analyser cet objet de fond en comble...

Cela ne fait que quelques jours que je suis à Hinamizawa.

Et pourtant, il s'y est passé tant de choses étranges que je crois bien que mon sens du normal et du raisonnable en a pris un coup sur la casquette.

Je secouai la tête, comme pour me remettre les idées en place.

L'inspecteur Ôishi ouvrit le portefeuille et en montra le contenu.

Il y avait là quelques piécettes et quelques tickets de caisse froissés, qui formaient une pile de papier.

Dans cette pile, Ôishi prit une petite carte aux coins écornés.

Lorsque je vis ce que c'était, ma respiration stoppa net.

C'était une carte d'un cabinet de dentiste.

Le nom du patient était le bon : Toshiki Inugai, avec les bons idéogrammes en plus.

L'âge correspondait aussi.

Et le dentiste était situé dans... la préfecture de Tôkyô.

... ... Je suppose que je n'ai pas besoin de vous refaire un dessin.

Rappelez-moi quelle distance sépare Tôkyô et Hinamizawa ?

Même en prenant le TGV et en montant ensuite dans un taxi, il faut plusieurs heures pour relier l'un et l'autre.

Comment est-ce que le portefeuille de quelqu'un qui habite à Tôkyô a-t-il pu se retrouver ici ? Sûrement pas par un coup de vent !

Cela pourrait être un touriste.

Ou bien alors un habitant du village qui aurait été visiter Tôkyô et qui par hasard aurait dû se rendre chez le dentiste pendant son séjour là-bas.

Ou bien alors, le portefeuille se serait retrouvé par hasard dans ses affaires...

Pas vraiment, hein ?

Mon cerveau cherchait désespérément une excuse, comme si ce portefeuille n'avait pas le droit d'être celui de la victime...

Mais plus j'y réfléchissais, et plus la possibilité d'une erreur s'amenuisait.

Je commençais à y voir un peu plus clair.

Ôishi

— ... Aaaaalors ?

Akasaka

— ... ... ...

Je sentais bien que quelque chose de froid et d'angoissant me remontait le dos.

Mon pouls s'accéléra et je me mis à transpirer comme un fou.

Je parie qu'il me croit complètement déboussolé.

Akasaka

— Vous avez téléphoné à ce dentiste ?

Ôishi

— Allons bon, c'est votre travail, pas le mien.

Je ne voudrais pas marcher sur vos plates-bandes.

Akasaka

— Vous pensez qu'il date de quand, ce portefeuille ?

Ôishi

— C'est un habitant du village qui l'a ramassé.

Hier, il me semble.

Akasaka

— Non, je veux dire, quand pourrait-il être tombé par terre ?

Ôishi

— Il a plu la dernière fois... la semaine derrière, il me semble.

Le contenu n'est pas mouillé, donc il est tombé au plus tôt il y a 6 jours.

Akasaka

— Qui dans ce commissariat sait que ce portefeuille a été rapporté ici ?

Ôishi

— Le policier de la patrouille de Hinamizawa qui a fait les papiers,

et les deux employés d'ici préposés aux objets trouvés.

Et maintenant, vous et moi.

Ôishi

Je sais bien que votre enquête doit rester discrète,

vous pensez bien que je n'en ai parlé à personne.

Akasaka

— ... Je peux vous emprunter un téléphone ?

Ôishi

— Oui, oui, je vous en prie.

Faites le 0 pour appeler une ligne extérieure.

Je composai le numéro indiqué sur la carte.

Je regardai le cadran tourner à chaque numéro, essayant d'oublier le bruit furieux des battements de mon cœur qui résonnaient dans ma tête.

C'est pas possible, cette histoire, non mais tu le crois, ça ?

D'après les tickets de caisse et cette carte, on peut définir une zone dans laquelle la personne vivait. Elle correspondait à celle du garçon enlevé.

C'était le même nom,

et le portefeuille avait été trouvé ici après son enlèvement, ce qui correspondait aussi.

Oh, bien sûr, c'est peut-être le hasard.

Ce n'est pas une preuve absolue.

C'est pourquoi il me fallait appeler ce dentiste. Ce que lui me répondra devrait avoir un poids certain dans la balance...

Dentiste

— ... Oui allô, excusez-moi de vous avoir fait attendre,

ici le cabinet de dentiste du Docteur ********.

Akasaka

— Bonjour. Ici le commissariat de police de ****.

Akasaka

Quelqu'un a trouvé un portefeuille, et nous cherchons à contacter son propriétaire.

Akasaka

Est-ce que je peux compter sur vous pour coopérer avec nos services ?

Akasaka

Nous avons trouvé dans ce portefeuille une carte de votre cabinet qui…

Akasaka

Oui, oui.

Akasaka

Le patient serait un certain Toshiki Inugai.

Akasaka

Je vais vous donner son numéro de client chez vous, est-ce que vous pourriez me donner son numéro de téléphone ?

Akasaka

... Oui, bien sûr, c'est compréhensible.

Akasaka

Merci beaucoup.

Le combiné toujours à l'oreille, je me servis de mon autre main pour sortir mon carnet de la poche de ma chemise.

Je l'ouvris à la page où j'avais inscrit les données personnelles du petit-fils enlevé.

Akasaka

— Oui, je m'excuse encore.

Oui, je suis prêt, vous pouvez y aller.

Je gardai le numéro inscrit sur mon carnet sous les yeux pendant que la secrétaire du cabinet me lisait le numéro de téléphone du patient.

Pendant qu'elle le lisait, j'eus un frisson dans le dos et me retournai.

Je croisai le regard de l'inspecteur.

Il me regardait d'un air étonné, se demandant ce qu'il m'arrivait.

Pourquoi m'étais-je retourné ?

... Tout simplement pour vérifier que l'employée à l'autre bout du fil n'était pas derrière moi pour lire mon carnet,

car le numéro qu'elle me donna était exactement celui-ci...

Lorsque j'appelai mes supérieurs, les gens de la DST eurent l'air d'accuser le coup.

Ils me posèrent tous des tas de questions pour savoir si je disais la vérité, mais que pouvais-je leur répondre ? Je ne faisais que leur énoncer les faits...

Au début, c'est mon chef d'équipe qui prit le combiné.

Il m'a d'abord engueulé et m'a accusé de ramener une pièce beaucoup trop concluante et beaucoup trop parfaite pour être normale, comme si je l'avais fabriquée de toutes pièces.

Mais au fil des questions et des vérifications, il se fit de plus en plus silencieux…

puis il me passa le chef de la cellule de crise.

Lorsque le chef de la DST prit le combiné, je remarquai que la salle derrière lui s'était faite très silencieuse.

Il me posa les mêmes questions que mon chef d'équipe, puis dit simplement :

Chef

— Très bien, c'est compris.

Je vais t'envoyer plusieurs hommes en renfort.

Je pense qu'ils devraient arriver chez toi d'ici ce soir.

Akasaka, poursuis les investigations sur le terrain, en attendant.

Chef

Va donc voir un peu où ce portefeuille aurait été trouvé.

Kanô va prendre quelques hommes et viendra directement te rejoindre sur place....

Pour que mon chef d'équipe soit envoyé ici, il faut au moins que le chef de la DST soit sûr que l'association ici soit suspecte.

Mais en même temps, cela veut dire qu'il n'y croira pas à 100% tant qu'un agent expérimenté comme mon chef n'aura pas vu le portefeuille et fait son enquête...

Ôishi

— Et alors ?

Akasaka

— Le central va m'envoyer des renforts.

Quant à moi, je dois aller sur place.

Vous savez où le portefeuille a été trouvé ?

Ôishi

— Il paraît que c'était dans le coin de Takatsudo.

Ôishi

Regardez, ici, c'est Okinomiya.

Ôishi

Vous remontez par là et là-bas, vous avez Hinamizawa.

Ôishi

Et de là, vous remontez le fleuve et encore plus loin, regardez, tout là-bas, voilà, là, vous avez Takatsudo.

L'inspecteur prit une carte et m'indiqua l'endroit en me les montrant du doigt.

Donc c'était un coin encore plus paumé que Hinamizawa... faut croire que ça existait...

Ôishi

— Il n'y a presque aucune habitation à Takatsudo.

C'est un village fantôme.

Il y a des maisons, mais elles ne sont plus habitées depuis un moment.

Akasaka

— ... Inspecteur,

est-ce que vous pourriez m'emmener là-bas ?

Ôishi

— Oui, bien sûr.

Tout seul, je suppose que vous ne pourrez pas aller où vous voulez.

Mais il faudra remettre la casquette et le masque.

J'étais bien content de voir qu'Ôishi acceptait de m'aider avec entrain.

Si Satô m'a donné des indications sérieuses, alors mon identité est quasiment connue des villageois.

Ils savent qu'un agent de la DST a été envoyé chez eux, la question est de savoir s'ils ont fait le rapprochement avec moi ou pas.

Il vaut mieux ne pas être trop optimiste.

Même en réfléchissant en termes assez simples, on ne pouvait pas nier que Takatsudo avait l'air d'être l'une des possibles planques des ravisseurs.

Il n'y a quasiment personne là-bas, et ce n'est pas une grande voie de passage, donc même les habitants du coin y passent rarement.

C'était vraiment un hameau perdu, un village fantôme, le long d'une petite route de montagne.

Bref, l'endroit idéal pour des gens qui ne veulent pas être trop surveillés.

Et puis, c'est un endroit uniquement accessible en passant par le village de Hinamizawa.

Ça commençait à faire beaucoup d'avantages pour les ravisseurs, si c'étaient effectivement eux.

... Oh, et puis à quoi bon rester prudent ?

L'association est dans le coup, ça crève les yeux.

Si ce ne sont pas eux-mêmes qui ont fait le coup,

ils sont sûrement les commanditaires.

Il est donc très probable qu'ils sachent déjà que le portefeuille a été retrouvé.

Je veux dire, restons logiques, s'ils peuvent savoir où et quand bougent les agents de la DST, alors les objets trouvés du commissariat du coin...

Mais du coup... Il est très possible qu'ils m'aient tendu un guet-apens.

Et pour être franc, je n'ai pas le courage, ou plutôt la témérité, de me lancer dans la gueule du loup.

Akasaka

— Honnêtement, sans vous, M. Ôishi, ce n'est pas un endroit dans lequel je pourrais me rendre sans une longue préparation.

Akasaka

Vous m'enlevez une épine du pied en m'accompagnant là-bas, merci beaucoup.

Akasaka

D'ailleurs, pendant un moment, j'ai eu peur de devoir payer à nouveau pour vos services.

Ôishi

— Éhhéhhéhhé !

Bah, je préfèrerais ne pas y aller, hein ?

Si vous pouviez au moins payer le taxi ça serait sympa.

Ôishi

Mais bon, nous avons joué au mah jong ensemble, ça crée des liens...

 Éhhéhhéhhé !

Il me fit un petit sourire et me tapa dans le dos.

Il avait plus l'air de me dire que nous étions dans la même galère qu'autre chose -- il ne faisait pas ça à cause de son sens du devoir.

Mais peu importait ;

pour l'instant, j'étais déjà bien content de l'avoir de mon côté.

Akasaka

— Bon, eh bien alors, allons-y tout de suite.

Si les ravisseurs savent que la police a trouvé le portefeuille…

Ils vont sûrement tenter de placer l'enfant ailleurs.

Nous n'avons pas une seconde à perdre.

Et pourtant, Ôishi enleva sa veste...

Akasaka

— Eh bien alors, mais que faites-vous ?

Ôishi

— Oh, je suis prudent, c'est tout.

Si je dois aller ramasser des marrons dans le feu, autant préparer des gants pour éviter de se brûler, non ?

Vous en voulez un aussi ?

Il ouvrit le tiroir du bas de son bureau et me montra un rudimentaire gilet pare-balles, qui ne devait guère arrêter que les lames de couteaux...

Dans un monde sans lumière et sans mouvement, il y avait un garçon. Il s'appelait Toshiki Inugai.

C'était le petit-fils du ministre du développement urbain du Cabinet du Japon.

Il se trouvait ici précisément pour cette raison, ni plus, ni moins.

Si l'on faisait abstraction du sport et de la technologie, il était plutôt doué dans toutes les matières.

Il était la grande fierté de son professeur de soutien, qui lui donnait des cours deux fois par semaine.

Et à part le fait qu'il ne savait pas faire le poirier, il n'avait aucune raison de haïr l'école.

Bien sûr, il savait que son grand-père faisait partie du gouvernement.

Mais il savait aussi que les gens n'étaient pas forcément contents de ce lien de parenté ;

parfois, ils l'appelaient “M. le ministre”, et il détestait cela.

Surtout qu'il était persuadé de savoir un peu mieux que les autres ce que son grand-père faisait au juste dans son travail.

Plus son grand-père se démenait pour rendre la vie des gens facile, et plus il se faisait d'ennemis.

D'ailleurs, lui-même avait été délégué de sa classe, et il avait appris sur le tas ce que c'était.

Son grand-père avait maintenant beaucoup d'ennemis.

Et c'est pour cela qu'il savait qu'il devait vivre en faisant très attention à lui,

car les ennemis de son grand-père pourraient éventuellement se retourner contre lui.

Lorsqu'il se fit enlever l'autre jour, il avait tout de suite compris que c'était sûrement à cause de cela.

Ses ravisseurs ne s'intéressaient pas à lui en tant que Toshiki Inugai, mais en tant que petit-fils du ministre.

Ce problème ne lui était pas tombé dessus parce qu'il avait fait une faute, c'était simplement les aléas du travail de son grand-père.

Ça n'avait l'air de rien, mais le fait de savoir que ce n'était pas sa faute était un réconfort.

Alors bien sûr, au départ, il avait eu très peur, comme n'importe qui à son âge.

Mais finalement, on le laissait tranquille, couché par terre, ligoté ; il avait donc fini par se mettre à réfléchir.

D'abord, il avait réfléchi à la raison pour laquelle il avait été enlevé.

Ça, c'était très facile.

Il était simplement pris en otage pour pouvoir mettre la pression sur son grand-père.

C'était plutôt évident.

Même s'il ne savait pas exactement de quoi il en retournait, il comprenait bien qu'en mettant la pression sur le ministre, ses ravisseurs pourraient obtenir beaucoup de choses.

Il avait un grand respect pour son grand-père.

Il était certain que c'était l'une des personnes les plus importantes du pays.

C'est pourquoi il en voulait énormément à ses ravisseurs pour oser le menacer, et aussi à lui-même, pour servir de moyen de pression sur son grand-père.

Celui-ci était tellement occupé qu'il avait rarement le temps de revoir sa famille.

C'est pourquoi il débarquait souvent à l'improviste, lorsque le hasard lui donnait du temps libre.

Alors il venait s'excuser de ne pas être là pour la nouvelle année ou pour les vacances d'été, et il apportait toujours beaucoup de cadeaux.

Il avait assez souvent été chicané rien qu'à cause de son grand-père.

Mais il n'avait pour autant jamais voulu que celui-ci changeât de carrière.

C'est parce qu'il le respectait qu'il voulait voir son grand-père continuer sa carrière en politique.

Et pourtant... Là, maintenant, il avait été enlevé, et son grand-père était menacé.

Il devait certainement souffrir. Tout cela à cause de lui.

Il serait capable de faire n'importe quoi pour le sauver.

... Peut-être même de devenir un politique véreux.

Il risquait d'accorder n'importe quoi aux ravisseurs...

Cette idée le rendit fou de colère,

une colère indescriptible.

Il ne pouvait pas accepter d'être un poids pour son grand-père, et il méprisait aussi les gens qui avaient recours à ce genre de coups bas pour obtenir ce qu'ils voulaient.

Et plus il se mettait en colère, plus sa peur disparaissait...

La première solution à laquelle il a pensé était somme toute très naturelle.

Il s'était dit qu'il n'avait qu'à briser ses liens et à foutre une dérouillée à ses ravisseurs, pour les traîner par la peau du cul au commissariat le plus proche.

Après tout, c'était un ressort utilisé très souvent dans les mangas qu'il lisait d'habitude.

Il n'avait qu'à écarter les bras et ses liens se briseraient comme des fétus de paille ; ensuite, il n'aurait qu'à se jouer de ses ravisseurs en leur tournant autour comme un papillon, et à placer quelques bottes secrètes bien senties.

Évidemment, tout cela ne se passait que dans sa tête, mais il fallait le comprendre -- il ne voyait rien et ne pouvait ni bouger ni parler... alors forcément, son imagination pouvait lui offrir un spectacle plus fascinant que n'importe quel dessin animé.

D'ailleurs, il avait passé tellement de temps à se rejouer les scènes encore et encore, qu'il n'avait pas vraiment souffert jusqu'à présent, tout du moins pas autant que ses ravisseurs ne se l'imaginaient.

Mais à force, il avait fini par s'ennuyer de revoir les même séquences dans sa tête. Puis il avait fini par se rendre compte que fuir la réalité n'allait pas résoudre le problème.

Alors il se mit à réfléchir à ce qu'il pourrait faire pour sortir son grand-père de ce mauvais pas.

... C'est alors qu'il eut une révélation.

Il n'avait pas besoin de leur mettre une rouste, à ces idiots. Il y avait beaucoup plus simple.

Il lui suffisait de leur échapper.

S'il partait d'ici, si ses ravisseurs ne l'avaient plus sous la main... alors ils ne pourraient plus exercer de pression sur son grand-père !

Ses ravisseurs l'ont solidement attaché, mais ils ne le maltraitent pas, et lui donnent régulièrement à manger.

... Ce qui veut dire qu'il leur sert de carte majeure, une sorte d'atout qu'ils garderaient sous la main pour faire avancer les négociations.

Ils n'ont pas l'intention de le mutiler ou de le tuer.

Tant qu'il se tiendrait tranquille, il ne lui arriverait rien.

Cette découverte lui fit reprendre confiance en soi.

Et bien sûr, cette confiance pouvait se traduire en actes.

Il avait décidé de tenter de s'enfuir.

Il avait des morceaux d'éponge dans les oreilles, qui devaient servir de boules quies.

Mais leur effet n'était pas du tout le même -- il entendait sans problème la conversation de ses ravisseurs.

Il avait compris que cela lui donnait un avantage certain, aussi faisait-il semblant de ne rien entendre lorsqu'ils lui parlaient.

Apparemment, ils croyaient qu'il ne pouvait pas les entendre, aussi parlaient-ils sans se soucier de lui,

ce qui lui permettait d'obtenir de nombreuses informations.

Pour commencer, il savait qu'il n'était pas à Tôkyô.

Apparemment, il avait été amené très loin, dans la campagne profonde, au fin fond des montagnes.

De plus, étant donné la vie quotidienne ici, il pouvait déduire qu'il n'était pas confiné dans une ville, car l'approvisionnement était erratique.

Chaque fois qu'ils avaient besoin de nourriture ou autre, ils devaient partir en voiture.

Cette réalisation était déprimante.

On lui avait appris à l'école d'appeler au secours en courant sans trop réfléchir, mais s'il était loin de toute civilisation, il ne trouverait personne dans la rue.

Cela lui coupa tout d'abord l'envie de fuir.

Il lui fallait trouver quelqu'un pour l'aider.

Une fois cette personne trouvée, tout irait mieux.

Mais si personne ne vivait dans le coin, il n'avait aucune chance de trouver quelqu'un qui le sauverait.

Il était dans les montagnes, dans une région qu'il ne connaissait pas, loin de tout.

... Dans ces conditions, il lui était probablement impossible de fuir.

Très déçu, il se remit à rêver de super pouvoirs pendant un moment.

Mais à force de ressasser ces images dans sa tête...

Il finit par enrager à nouveau

et par chercher frénétiquement un moyen de s'échapper.

Et alors, il le trouva.

S'il ne peut pas venir à quelqu'un d'autre, ce quelqu'un d'autre n'avait qu'à venir à lui.

Il fallait attirer quelqu'un ici, quelqu'un d'autre que ses ravisseurs, bien sûr.

Et s'il faisait semblant d'être malade ?

Ses ravisseurs appelleraient peut-être un médecin, ou bien ils l'amèneraient à l'hôpital, qui sait ?

Quoique, ils seront certainement réticents.

Mais en même temps, il leur était très précieux tant qu'il était vivant...

S'il devait lui arriver quelque chose, ils perdraient certainement leur moyen de pression.

Par chance, il savait comment faire croire qu'il était très malade.

L'année dernière, en hiver,

il avait eu un accident de la route, et il avait été opéré.

Il avait encore une cicatrice de cette opération.

Il tenta de se souvenir de la douleur qu'il avait ressentie lors de l'accident.

Il savait que cette expérience donnerait un côté nettement plus crédible à son chiqué,

et cela lui donna une grande confiance en lui.

Toshiki

— Hhhggggg…

Nnnnnnnnn...

Au début, les ravisseurs ont cru que le jeune voulait aller aux toilettes.

Ils défirent la ceinture qui lui entravait les bras et tentèrent de l'emmener, les yeux toujours bandés, aux cabinets.

Mais le garçon ne tenta même pas de se lever.

Avec ses mains libres, il se tint le ventre, gémissant toujours.

Ravisseur

— ... Eh ben quoi, gamin ?

T'as mal au ventre ?

Il était censé ne rien entendre.

Il lui fallait réprimer l'envie de faire oui de la tête.

Ravisseur

— Quéssiya ?

Ravisseur

— Hmmm, le gamin se tient le ventre.

Il a peut-être mal.

Pendant quelques instants, ils le regardèrent se tordant de douleur au sol.

L'un d'entre eux avait l'air de croire qu'il faisait du chiqué.

Ravisseur

— Bon quéssiya, gamin,

t'as mal au ventre ?

Ravisseur

— Il a des boules quies, il entend rien.

Ravisseur

— Aïe, ouais, c'est vrai.

Il va nous falloir des cachetons.

Je vais voir à la pharmacie.

Ravisseur

— Eh mais attends, tu sais pas quoi prendre !

Y a pas qu'un seul médicament miracle contre le mal de ventre, tu sais.

Ravisseur

— Il se tient le ventre, il est constipé, s'tout.

Un coup de laxatif, il va nous refaire le crépi, c'est bon.

Et pis c'est pas ça qui va le tuer.

Ravisseur

— Ah ouais, t'es docteur toi maintenant ?

Et si c'est une appendicite, on fait quoi ?

Moi mon père a fait une appendicite, je m'en souviens,

et je me suis bien fait dans le froc.

L'un des ravisseurs prit le garçon sous les aisselles pour le soutenir.

Ravisseur

— Pauvre gamin...

Eh, mais il a de la sueur sur tout le corps !

C'est ton ventre ?

C'est là que tu as mal ?

Attends, mais le presse pas comme un fou, tu risques de faire empirer les choses...

Comprenant que les ravisseurs étaient intéressés, il passa innocemment une main sous sa chemise, relevant légérement l'un des bords, et découvrant, comme par hasard, sa cicatrice.

Il ne put pas voir la réaction sur leurs visages lorsqu'ils remarquèrent la cicatrice de l'opération.

Mais d'après le silence total qui régna par la suite, il put en déduire qu'ils étaient scotchés.

Ravisseur

— ... ... Là, je crois qu'on a vraiment un problème, mec,

cette cicatrice n'est pas très vieille.

Ravisseur

— ... Il a de la fièvre, tu crois ?

On a un thermomètre dans le coin ?

Ravisseur

— Bien sûr que non !

Mais ouais, il transpire un max.

Hmmm, son front est chaud, je trouve.

Toshiki

— ... ... ...

Ravisseur

— Il me semble qu'en cas de stress intense, les vieilles blessures se réveillent, j'ai entendu ça l'autre jour.

Ravisseur

— Ouais ok, mais alors on fait quoi ?

C'est pas un truc qu'on peut soigner avec des cachetons !

Ravisseur

— ... Écoute, on sait même pas ce que c'était, cette opération.

On est dans la merde, là, c'est moi qui te l'dis.

Si on ne fait rien, il pourrait y passer...

Ravisseur

— ... Ouais, ça va pas le faire, là.

Ooooh non, ça va vraiment pas le faire.

Ravisseur

— Il vaudrait mieux appeler un médecin, non ?

Il pourrait nous clamser sur les bras...

Lorsque Toshiki entendit cela, il sut qu'il avait réussi son coup. Tout fier de lui, il continua son petit manège.

Il n'avait pas besoin d'enlever les bandages sur ses yeux pour imaginer ses ravisseurs tourner en rond en se demandant quoi faire.

Ravisseur

— ... On l'emmène à la clinique ?

Ravisseur

— Hmmm... Non, ça va pas le faire.

... On pourrait demander au docteur de venir ici.

Ravisseur

— À qui, à Irie ?

T'es sûr ?

Ça va le faire ?

Ravisseur

— ... S'il arrive quoi que ce soit à l'otage, on va se faire tuer.

On n'a pas le choix, c'est une urgence !

L'un des ravisseurs sortit précipitemment, monta dans la voiture et démarra en trombe.

L'autre sortit un mouchoir et épongea la sueur sur le front du jeune garçon.

... Ils avaient donc l'intention de faire venir un médecin.

Tant que celui-ci n'était pas l'un de leur complice, alors c'était parfait.

Il n'avait qu'à demander de l'aide au médecin.

Ses ravisseurs feraient sûrement très attention.

Comment allaient-ils réagir ?

... Il faudra improviser.

La nervosité se fit de plus en plus pressante...

C'est alors que le scotch qui maintenait ses bandages et ses boules quies en place lui fut arraché.

La lumière du jour lui fit mal aux yeux -- il n'avait plus vu depuis des lustres.

Puis on lui enleva sa muselière.

Ravisseur

— Ça va, gamin ?

On va te ramener un médecin, t'en fais pas.

Reste sage.

Toshiki

— .....Uhhhhhhnnnnn.....

....Gahhhhhhhh....

Un médecin va venir... Un médecin va venir !

Comment faire pour lui faire comprendre ?

Comment faire pour qu'il me vienne en aide ?

Ravisseur

— Je suppose que tu n'es pas idiot non plus,

alors tâche de ne rien dire au médecin.

Parce que si tu lui parles trop, on devra t'apprendre les bonnes manières,

et ce n'est pas ce que tu veux, crois-moi.

Toshiki acquiesça malgré la douleur, continuant à se comporter comme un vrai malade.

Il pensait exactement à la même chose que ses ravisseurs.

Qu'ils eussent des doutes sur sa maladie ou pas importait peu, en fait ; ils savaient tout aussi bien que lui que ce médecin était une porte de sortie, et qu'il ne devait se douter de rien.

Il eut l'impression d'avoir des nœuds dans l'estomac, comme lorsqu'il tentait un grand coup de poker.

Quoique, en fait, c'était pas une impression.

Mais bon, il n'avait aucune raison de trop s'inquiéter.

Si ça rate avec le médecin, c'est pas grave.

Hmmmm... si, quand même. S'il rate son coup, il ne pourra plus utiliser cette méthode.

Tant qu'il aurait de nouvelles idées, ce ne serait pas trop grave, mais qui lui disait qu'il aurait de nouvelles idées ?

Pour l'instant, c'était la seule qui lui avait traversé l'esprit.

En fait, plus il y pensait, plus il se rendait compte que c'était le seul coup de poker qu'il pouvait se permettre !

Puis, après un long moment, il entendit une voiture approcher.

Une portière claqua, puis deux.

Des bruits de pas précipités s'approchèrent.

C'était un jeune homme en blouse blanche.

Lorsqu'il vit le jeune garçon, son visage se fit méfiant.

Jeune docteur

— ... ... ... Qui est-ce ?

Ravisseur

— ...

Jeune docteur

— ... ... Il n'est pas du village, cet enfant.

Les ravisseurs ne répondirent pas.

Le médecin avait tout de suite compris qu'il avait affaire là à un cas très spécial.

L'un des ravisseurs finit par lui parler en le menaçant.

Ravisseur

— Ça ne vous regarde pas, docteur.

Jeune docteur

— ...

Pendant un petit moment, le médecin dévisagea les ravisseurs, chacun s'observant en chien de faïence.

Mais finalement, le médecin prit la décision de se concentrer sur l'enfant qui souffrait plutôt que de poser des questions.

Jeune docteur

— Cette cicatrice est assez préoccupante.

C'était quoi comme opération ?

Ravisseur

— ... Ben, nous, on en sait trop rien, à vrai dire.

Toshiki

— Hmmm...

Jeune docteur

— Normalement, il faudrait l'emmener à la clinique pour l'examiner, vous savez.

Ravisseur

— Docteur, on peut pas se le permettre...

Les ravisseurs firent simplement non de la tête.

Toshiki n'avait pas eu grand espoir, mais après tout, il était normal de les voir refuser.

C'est alors qu'il croisa le regard du docteur.

Lui avait l'air de penser que son état était assez sérieux.

Jeune docteur

— ... Ça va ?

Je suis médecin.

Tu peux me dire quand tu t'es fait opérer ?

Toshiki

— Euh...

L'année dernière…

en hiver.

Un accident...

Jeune docteur

— Un accident...

Je vois...

C'est embêtant...

Le médecin ne devait surtout pas découvrir qu'il faisait du chiqué.

Il fallait lui faire comprendre qu'il était retenu prisonnier ici...

Jeune docteur

— Je vais palper la cicatrice, d'accord ?

Si tu as mal, dis-le.

Toshiki

— ...AHHHHHHHHH !!!

Toshiki

— Hmmm...

Le médecin fronça les sourcils et croisa les bras.

Allez, purée, emmène-moi à l'hôpital !

Pour Toshiki, c'était le moment de vérité. Il devait absolument se découvrir un talent d'acteur, maintenant...