La route goudronnée prit fin, marquée par le bruit des pneus de la voiture et de son abaissement soudain, et les gravillons nous accueillirent.
Même toutes vitres fermées, les cris des grillons pénétraient à l'intérieur de l'habitacle.
Normalement, par un temps aussi superbe, on devrait être tenté de baisser les vitres et de profiter du concert de la nature.
Mais l'âge rendait les gens difficiles.
Il y avait d'un côté le désir d'entendre les grillons, et de l'autre la peur de la fatigue due à la chaleur, qui incitait à s'en tenir au confort de la climatisation...
Cette année, nous n'avions pas eu de mousson.
Nous étions en juin, et au lieu de tenir à nos parapluies commes des naufragés à une poutre en bois, nous subissions un soleil de plomb.
... En cette année fatidique, plus de vingt ans auparavant, il n'y avait pas eu de mousson non plus...
— L'air est vraiment très pur par ici, n'est-ce pas ?
— Oh, oui.
Le cadre de vie est absolument fantastique.
Qui sait ? Ils auraient pu prétendre à appartenir au patrimoine mondial, comme l'autre village, là, dans la préfecture de Gifu. C'est vraiment dommage.
— Oui, mais au moins, ils n'ont pas tous les touristes ici,
et c'est franchement un gros plus !
... Je ne comprends toujours pas pourquoi les gens oublient les règles de base de la conduite ou du savoir-vivre lorsqu'ils partent en vacances...
On ne marche pas de front sur toute la largeur de la route, c'est quand même pas compliqué ?
— Ahahahahahahahahaha !
M. Akasaka, vous faites encore de la randonnée ?
— Oh, récemment, plus du tout.
Dans notre métier, tu sais bien que nous n'avons jamais de congés.
— Ahahahaha,
oui, moi non plus, c'est vrai.
... ... Ah, il est là.
Il est en avance, dites donc...
Avant que la voiture n'eût le temps de klaxonner, la personne nous remarqua et nous fit signe de la main.
C'était un jeune homme à moto, comme dans les vieux films apocalyptiques. Il portait un sac à dos énorme, prêt à partir en vadrouille.
Nous descendîmes de voiture et allâmes lui serrer la main.
— Aaah, Lieutenant !
Bonjour, ça faisait longtemps !
— Salut !
Et toi, comment tu vas ? La forme ?
Allez, allez, repos.
Ah, je te présente, c'était un de mes aînés à l'université, je lui dois tout. Il s'appelle Akasaka.
— Bonjour, je m'appelle Mamoru Akasaka.
Aujourd'hui, j'étais aussi censé venir avec un vieil ami qui s'appelle Kuraudo Ôishi, mais il y a eu des analyses à faire à l'hôpital, et il est au repos forcé.
Je compte sur vous pour nous montrer le chemin.
— Pas de souci !
— Bon, eh bien, M. Akasaka, où voulez-vous qu'on commence ?
Mamoru Akasaka était un vétéran de la DST, à Tôkyô.
Il avait l'air très proche de la retraite physiquement, mais son regard était encore toujours dur et tranchant.
Il en avait vu d'autres sur le terrain. Son corps était massif et athlétique à la fois. Il n'avait pas peur des coups. C'était très rassurant de l'avoir à ses côtés.
Il connaissait Hinamizawa depuis presque 30 ans maintenant. Il y était venu en 1978. C'était du temps de l'ancien empereur, en l'an 53 de l'ère de Shôwa.
À l'époque, c'était un jeunot, un bleu à la DST, mais il avait été envoyé ici pour enquêter sur l'enlèvement du petit-fils du ministre du développement urbain, M. Inugai.
C'était là qu'il avait rencontré l'inspecteur Ôishi...
et aussi Rika Furude.
Rika Furude était une petite fille qui avait prédit sa propre mort, plusieurs années à l'avance.
Akasaka était hanté par le remords de n'avoir pas réalisé l'énormité de ce qu'elle lui avait dit, et de ne pas avoir pu la sauver. Il n'arrivait pas à l'oublier.
Et puis, un jour, il a vu à la télé les reportages sur la catastrophe naturelle de Hinamizawa, et il a repris contact avec Ôishi.
Ils s'étaient jurés de découvrir la vérité derrière les événements tragiques et horribles qui avaient frappé cette pauvre petite fille -- même s'il était bien trop tard.
Seulement voilà, Hinamizawa avait été mis sous quarantaine, pendant très, très longtemps.
C'est pourquoi les deux amis ne purent, pendant près de 20 ans, que s'échanger leurs informations et les compiler dans un roman d'enquête.
Certains lecteurs prirent contact avec eux pour leur donner encore quelques bribes d'informations, mais sans plus.
Et puis, enfin, Hinamizawa avait été à nouveau rendu accessible à tous.
Mais malheureusement, entre les missions spéciales d'Akasaka et la santé fragile d'Ôishi, il avait été impossible d'organiser une visite jusqu'à aujourd'hui.
Normalement, Ôishi aurait dû venir, mais l'hôpital lui avait demandé de venir faire des analyses ; seul Akasaka avait donc pu faire le déplacement.
Pour l'accompagner ici, deux personnes : moi-même, un ancien camarade d'université, désormais lieutenant dans l'Armée de Terre, et l'un de mes anciens sous-officiers, qui avait été affecté pendant plusieurs années à Hinamizawa du temps de la quarantaine. Il connaissait le coin par cœur.
Akasaka ouvrit son sac à dos et en sortit un cahier remplit de coupures de journaux.
Ses coins étaient écornés et il avait l'air très défraîchi -- ce cahier était en piteux état.
Il tourna rapidement les pages, puis lut pendant quelques instants. Après y avoir réfléchi, Akasaka décida de leur première destination.
— ... Eh bien, allons voir au marais des abysses des démons, si possible.
— Bien compris, monsieur.
Je vais vous y conduire. Suivez-moi.
Le jeune homme enfourcha sa moto et attendit de nous voir monter en voiture.
Après avoir klaxonné pour indiquer à quel son se fier si nous devions nous perdre de vue, il partit devant nous, ouvrant le chemin...
La forêt environnante s'ouvrit sur une clairière, et nous vîmes une immense étendue de béton, très anormale, devant nous.
Ce n'était pas un marais -- il n'y avait pas la moindre goutte d'eau ici.
Il n'y avait que du béton là où l'eau aurait dû se trouver.
... Nous étions sur les restes du marais des abysses des démons.
— Ahahahahaha, ça, un marais ? C'est même pas une flaque d'eau !
— Il paraît que c'est l'un des premiers trucs que nos supérieurs ont ordonné de faire quand la quarantaine a été placée.
Quand j'ai pris mes fonctions ici, c'était déjà comme ça depuis plusieurs années.
— Allons voir ça de plus près.
Akasaka descendit de voiture, puis marcha sur l'étendue de béton du marais mort, jusqu'à son centre.
Ce n'était ni un parking, ni un héliport.
... Ce n'était qu'une immense étendue de béton au milieu de la forêt, qui ne servait strictement à rien.
— Je vois, c'est donc à endroit-là que les gens disent qu'un OVNI s'est posé.
— Ah oui ? C'est ce qu'ils racontent sur Internet ?
— Oui, une photo de ce coin traîne sur tous les sites qui parlent des mystères jamais élucidés.
Certains pensent que le Gouvernement a rencontré des extra-terrestres ici.
En tout cas, avec tout ce béton inutile au milieu de la forêt, je comprends que les gens se posent des questions.
— Ahahahahahahahahahaha !
C'est depuis ce marais que des gaz volcaniques se sont formés à la fin du mois de juin 1983.
Un mélange toxique mortel de dioxyde de carbone et de sulfure d'hydrogène
a dévalé sur le village en plein milieu de la nuit. Au matin, tous les habitants étaient morts.
Alors la région fut placée en quarantaine, et l'Armée est intervenue pour boucher le marais.
— Mais vous savez, les gens qui en parlent le plus sur Internet ne disent pas ça en l'air, ils ont des éléments concrets sur lesquels ils ont bâti leurs théories.
Géologiquement et chimiquement parlant, couler du béton dans un marais pour empêcher la formation de gaz, c'est de la connerie.
— Oui, c'est pas en coulant du béton dans le cratère d'un volcan actif que l'on évite les coulées de lave, après tout.
Mais bon, l'utilisation stupide de l'argent du budget, c'est un peu une tradition par chez nous.
Le sujet de prédilection pour tous les fanas de phénomènes surnaturels sur Internet changeait par périodes de quelques années, mais ces derniers temps, ils faisaient une fixation sur les événements de la catastrophe naturelle de Hinamizawa.
Les observations officielles sur l'incident concluent qu'une poche de magma a formé des gaz volcaniques mortels qui se sont épanchés sur le village.
D'ailleurs, l'éruption limnique du Lac Nyos au Cameroun en 1986 avait montré le même cas de figure ou presque, renforçant les experts dans leurs analyses. C'était donc un phénomène rare mais naturel, qui pouvait se déclarer n'importe où dans le monde, et les gens commençaient à accepter largement cette explication.
Mais il y a quelques années de cela, une autre théorie fit surface sur Internet.
Elle disait en substance que la catastrophe de Hinamizawa n'était qu'une histoire fabriquée de toutes pièces pour cacher quelque chose de plus grave. Elle disait aussi qu'en fait, les gens avaient été tués par une attaque bactériologique lancée par... des extra-terrestres.
Mais pourquoi cette théorie, et surtout pourquoi récemment ?
Les fanas de mystères se basaient sur l'existence prétendue d'un manuel secret, appelé “la circulaire n°34”.
Ce surnom avait été donné par un internaute pour lui donner de la gueule, mais il faisait tellement penser à une conspiration des hautes sphères de l'État qu'il avait eu un franc succès auprès des lecteurs.
Et puis la rumeur avait enflé et apporté son lot d'affabulateurs, qui avaient repris des images et des prétendus extraits de cette circulaire, pour en faire des sites un peu partout, mais leur contenu n'était pas très probant.
D'ailleurs, l'existence-même de ce cahier secret était très contestée.
Avant de présenter le prétendu contenu de ce cahier, quelques mises en garde.
Sur Internet, les gens racontent tout et n'importe quoi. Si l'histoire est suffisamment bien racontée, les gens sont prêts à avaler n'importe quelle couleuvre. Le contenu de ce cahier est devenu tout un symbole, c'est une légende urbaine, quelque part, et chacun a son avis sur la question, n'hésitant pas à s'affronter à coup de trolls sur de tout petits détails.
Il n'empêche que malgré tout cela, les gens qui en parlent sont plus ou moins d'accord sur un tronc commun, que voici.
La circulaire n°34 serait en fait le journal tenu par Miyo Takano, infirmière en poste à la clinique de Hinamizawa.
Le numéro 34 ne serait donc pas l'ordre d'écriture de la circulaire, mais un jeu de mot sur le nom de cette personne, dont le prénom s'écrit avec les idéogrammes signifiant trois et quatre.
Cette femme était passionnée par les vieilles légendes des démons mangeurs d'hommes de Hinamizawa et cherchait à en percer le secret -- fait avéré confirmé par plusieurs des personnes qui l'ont fréquentée.
Et dans ce journal, selon Internet, elle aurait prédit la catastrophe naturelle de 1983.
D'après les recherches de cette infirmière, un OVNI se serait posé à Hinamizawa dans des temps immémoriaux et aurait plongé dans le marais des abysses des démons.
Dans cet astronef, il y aurait eu une bactérie parasite inconnue sur Terre, qui aurait infecté tous les habitants du village.
Les humains habités par cette bactérie seraient devenus extrêmement violents, ce qui aurait poussé les gens à les appeler des “démons”.
Miyo Takano pense que c'est là la réalité des faits auxquels fait allusion la légende racontant que “des démons sortirent du marais”.
Le ou les extra-terrestres de l'astronef se sont rendu compte qu'ils avaient foutu une belle merde chez les autochtones à cause de cette bactérie, alors ils se sont montrés aux habitants.
Et ce serait cette rencontre que la légende décrirait par “la déesse Yashiro descendit parmi nous”. Ce qui impliquerait quelque part qu'il n'y avait qu'un seul extra-terrestre.
Il aurait utilisé sa technologie avancée pour soigner en urgence les malades, mais n'aurait pas réussi vraiment à les guérir.
Alors, comme les habitants lui étaient reconnaissants et qu'il jouissait plus ou moins d'un statut très puissant, en tant que symbole religieux, il édicta plusieurs règles.
Les bactéries étaient inoffensives tant qu'elles restaient dans un milieu connu, celui de Hinamizawa. Donc tant que l'hôte resterait à Hinamizawa, tout irait bien.
C'est pourquoi l'une des premières règles émises fut d'interdire aux habitants de quitter Hinamizawa.
C'était un élément que l'on retrouvait dans les légendes des sages retirés sur la montagne.
Les fameux sages qui soignaient les cas désespérés emmenés à Hinamizawa étaient en fait les habitants du coin qui demandaient à l'extra-terrestre d'utiliser sa technologie avancée pour faire quelque chose.
— AHahahahahahahaha !
Aah, quand même, les gens aiment vraiment les histoires folles.
Vous vous souvenez du foin qu'ils ont fait en 99, avec Nostradamus ?
Et finalement, juillet est arrivé, puis août, et tout le monde a fait comme si de rien n'était. Je vous jure...
— Et pourtant, Miyo Takano a prédit la catastrophe,
ça, c'est un fait avéré.
C'est écrit dans le carnet.
— Allons, c'est pas sérieux ?
Ahahahahahahaha ! ... ... …
... Non, sans rire ? Vraiment ?
Au fil du temps, la bactérie s'est assimilée au reste et est devenue inoffensive pour l'homme.
Alors les gens ont oublié. En tout cas, très peu ont cultivé le souvenir de la maladie et de l'extra-terrestre.
Takano pense que cet extra-terrestre a pu tout à fait vivre pendant des centaines d'années, caché par les trois clans fondateurs.
Il serait nourri par le clan des Furude depuis des générations, dans un temple secret, plus ou moins “déguisé” en statue de la déesse, si l'on peut dire.
Cet extra-terrestre peut contrôler les bactéries et a pu ainsi imposer sa loi sur le village pendant des centaines d'années.
Et pour ne pas perdre cette position, il se serait décidé à rechercher le moyen de les rendre à nouveau nocives pour l'être humain.
C'est un peu à partir de là que tout part n'importe comment.
Certains pensent que l'extra-terrestre a planifié la propagation de la bactérie à toute la planète pour anéantir toute résistance avant d'appeler les siens.
Sauf qu'en fait, le Japon aurait eu un service secret pour parer à ce genre d'éventualité, et qu'il aurait envoyé un agent spécial entraîné dans la zone 51 aux USA pour contrer ces plans.
Et cet agent aurait éliminé tout le monde ici par une attaque au gaz pour tuer toute velléité dans l'œuf.
— AHAHAHAHAHAHAHAHAHA !
Aaaah, elle est reprise d'un film, celle-là, non ?
Mais si, avec l'auteur acteur noir, là, celui qui jouait dans la sitcom avant !
Rah, j'ai plus le titre en tête maintenant...
— Oui, moi aussi, je trouve ça complètement irrationnel.
Sauf que Miyo Takano, après avoir écrit ces choses complètemment folles, s'est fait assassiner en juin 1983, dans un meurtre particulièrement sordide et gratiné, que l'on n'a jamais pu expliquer.
Et elle a donné son cahier à une habitante du village juste avant sa mort,
comme si elle avait su qu'elle était en danger.
La fille en question était une certaine “jeune fille A”, la fameuse Anne Onyme utilisée pour cacher les vrais noms des personnes.
... Les théories les plus folles couraient sur son identité, mais après en avoir parlé aux policiers qui étaient en faction dans la région à l'époque, il semble presque certain qu'il s'agisse d'une certaine Reina Ryûgû.
Reina Ryûgû aurait repris le flambeau de Miyo Takano et aurait pris l'école du village en otage pour faire venir la Police et faire capoter le plan des extra-terrestres.
Évidemment, tout le monde s'est moqué d'elle à l'époque, et il était assez évident qu'elle n'avait plus toute sa tête.
En fait, les gens pensèrent que Reina Ryûgû n'était peut-être qu'une fille trop naïve qui avait cru aux sornettes écrites par Miyo Takano et qui aurait été poussée à des actes complètement irrationnels.
— Lorsque les policiers ont encerclé l'école, Reina Ryûgû leur a parlé de l'attaque bactériologique qui se tramait, et elle leur a dit que les extra-terrestres allaient passer à l'action.
Et le lendemain,
le village tout entier était mort. La catastrophe naturelle avait eu lieu cette nuit-là, précisément.
— Rah la vache !
Comme quoi, certains hasards foutent vraiment les jetons !
— Je sais pas si c'est un hasard, à vrai dire.
Et puis, l'Armée a fait pas mal de choses suspectes aux yeux de certains internautes.
Déjà, il y a la décision de mettre la région en quarantaine, et puis ce marais rempli de béton.
Surtout qu'apparemment, aucune étude géologique n'a été menée, il y a des témoignages de certains soldats qui étaient ici quand ça s'est passé. Donc l'Armée a bien mené une enquête sur le terrain, mais qu'est-ce qu'elle cherchait, personne ne le sait.
Bien sûr, certains disent simplement que c'étaient des mesures nécessaires pour assurer la sécurité des gens.
— Bah, honnêtement, je crois qu'il n'y a pas photo, ce sont ces gens-là qui ont raison.
— Beaucoup de gens trouvent aussi que mettre la région pendant 20 ans en quarantaine, c'est trop long, et donc c'est suspect.
Il y a bien eu l'incident sur l'île de Miyake en l'année 2000, non ? Ils ont levé la quarantaine début 2005.
Hinamizawa, c'était censé être une situation quasiment unique, et pourtant, ils ont tout fermé pendant 20 ans.
— Pour Miyake, il faut dire aussi que beaucoup de gens voulaient retourner y vivre, c'est pour ça que le gouvernement a cédé.
À Hinamizawa, de toute façon, tout le monde ou presque est mort, non ? Donc il n'y avait personne pour faire de pressions, alors ils ont pris leur temps pour étudier la question, j'imagine.
— Oui, c'est le plus sensé.
Il y a d'autres choses.
On sait par exemple que les soldats en place à Hinamizawa devaient tous faire des analyses sanguines très rigoureuses, assez régulièrement. Et certains étaient relevés de leurs fonctions juste après les résultats, sans plus de précisions.
Certains sur Internet pensent que l'Armée a pu procéder à des tests sur des cobayes humains par ici.
— Mais non, c'est simplement la procédure habituelle, ils allaient pas envoyer les soldats dans un terrain potentiellement dangereux pour leur santé sans les suivre médicalement, hein.
La plupart des employés des grandes boîtes font des analyses tous les ans, il ne faut pas croire. Les prises de sang, c'est pas si rare que ça.
— Oui, c'est vrai, encore une fois, c'est le plus sensé.
Mais il y a une théorie encore plus intéressante.
Certains affirment haut et fort qu'il n'y a jamais eu d'épanchement de gaz volcaniques à Hinamizawa.
— Comment ça, pas de gaz ?
Qu'est-ce qu'ils veulent dire ?
— Tout simplement qu'il n'y a jamais eu de formation de gaz volcaniques dans le coin et que la catastrophe naturelle, c'est du pipeau.
Tu te souviens, dans ce vieux film de Spielberg, là, quand les humains rencontrent un extra-terrestre, c'est ce que le gouvernement utilise comme histoire pour tenir les gens à l'écart.
— Oui, mais ça, c'est typique de tous les tarés qui racontent tout et n'importe quoi.
Ils ont des raisons de croire qu'il n'y ait jamais eu d'activité volcanique ici, au moins ?
— Juste après la levée de la quarantaine, des centaines de passionnés sont venus ici pour chercher des indices, il paraît.
Voilà ce qu'ils disent :
si vraiment le gouvernement a dit vrai, alors la catastrophe naturelle a provoqué la mort de toutes ces personnes avec du sulfure d'hydrogène.
Sauf que le sulfure d'hydrogène, c'est corrosif. On en retrouverait des traces sur les métaux, dans les rivières, dans les végétaux. C'est un gaz qui tue tout sur son passage, la végétation et les animaux aussi. Or à Hinamizawa, seuls les êtres humains sont morts. D'où ils concluent que ce n'est pas du sulfure d'hydrogène qui a tué ces gens.
Bon, en même temps, ça fait 20 ans, hein,
les plantes mortes ont largement eu le temps de repousser...
— Hahahahahahahaha ! Rah, sacré Internet, quand même, s'il n'existait pas, il faudrait l'inventer !
... M. Akasaka, vous n'allez pas me dire que vous y croyez, quand même ?
— Oh, au début, je trouvais ces idées stupides,
mais aujourd'hui, je ne sais pas trop quoi en penser. Je sens qu'il y a une part de vrai quelque part dans toute cette masse de théories, mais c'est juste mon intuition.
— Allons, vous n'êtes pas n'importe qui, M. Akasaka, vous ne pouvez pas me dire que vous croyez aux extra-terrestres, quand même !
— Et si…
je vous disais que ce cahier, là, celui que je tiens en main, est la copie originale de la circulaire n°34 ?
— Pardon ?
— Ce cahier, là, c'est celui que Reina Ryûgû avait sur elle quand elle a pris en otage les élèves de l'école de Hinamizawa, le 25 juin 1983 -- c'est l'original, le vrai.
À cause de la catastrophe, il s'est un peu perdu, mais Ôishi a fait jouer ses relations et un employé des archives l'a retrouvé dans le bâtiment des archives générales de Gogura.
Même Ôishi, qui à l'époque le considérait comme un ramassis de conneries, s'est retrouvé plusieurs fois comme un idiot en le relisant.
Ce qui lui plaisait le plus, bien sûr, ce n'était pas cette histoire d'extra-terrestre, mais cette explication de la malédiction comme étant une maladie virale liée géographiquement à Hinamizawa.
Évidemment, ce n'est qu'une théorie, puisqu'on n'a jamais découvert de souche ou d'agent pathogène.
— Ôishi a émis l'hypothèse que peut-être que réellement, les clans fondateurs finançaient des recherches sur un corps-souche pour pouvoir extraire l'agent pathogène et se faire craindre à nouveau par tous les villageois.
Il pense que la catastrophe s'est déclarée parce qu'ils ont fait une erreur avec un échantillon.
Oh, bien sûr, il y avait certaines théories d'Internet qui allaient aussi dans cette direction.
Et puis, il y avait aussi la mort mystérieuse du chef de la clinique de Hinamizawa, juste avant la catastrophe.
Et enfin celui de la mort atroce de Rika Furude, assassinée le soir-même, après les incidents à l'école...
Le chef de la clinique, Kyôsuke Irie, avait été retrouvé dans le sous-sol, dans un étage secret, non-répertorié sur les plans de construction ni sur le cadastre. Il devait certainement avoir la conscience torturée à force de travailler sur cette bactérie dangereuse, et il s'est suicidé, selon toute vraisemblance.
Quant à Rika Furude, elle aurait été sacrifiée à la déesse Yashiro selon un rite religieux bien précis, ou quelque chose du genre...
Sauf que malheureusement, la bactérie développée par le docteur Irie n'aurait pas été suffisamment stable.
Au lieu d'infecter les villageois et de les contrôler, elle les aurait tués instantanément.
Le virus se serait propagé en une nuit dans tout le village et aurait tué tout le monde.
— Une chose est sûre, ce n'était pas un épanchement de gaz volcaniques.
On a une gamine qui a prédit sa mort, une autre qui a prédit une catastrophe naturelle qui n'arrive quasiment jamais, juste la veille où ce phénomène extrêmement rare se déclenche sans laisser de survivants, et on a une paire de meurtres inexplicables juste avant le gaz, aussi.
D'ailleurs, Miyo Takano, qui a tout consigné, est morte aussi dans des circonstances franchement peu banales.
Donc bon, cette histoire de gaz qui se seraient formés par hasard à cause de la faute à pas de chance, ça me paraît vraiment gros.
Et plus on lit le cahier de recherches de Takano, plus on se dit qu'il y a quelque chose de louche là-dessous.
— Mais alors... vous pensez à quoi ? Une attaque bactériologique menée par, disons, une secte de fanatiques religieux ?
Oui, c'est vrai que tous les gens vivants à l'ère de Heisei avait été terrifiés par les attaques de gaz sarin il y a une dizaine d'années. Avoir un groupe religieux pour faire des recherches sur des gaz dangereux, ce n'était plus de la fiction, désormais.
Mais à l'ère de Shôwa, ç'avait été inimaginable.
— On raconte que les 20 ans de quarantaine sont le temps que l'Armée a passé à étudier ce nouveau gaz mortel, mais franchement dit, je ne suis pas convaincu.
— Hahahahahahaha !
C'est vrai qu'en tout cas, le groupe de fanatiques religieux fait un peu moins ridicule que les extra-terrestres !
— Qui sait, il y a peut-être vraiment eu un vaisseau spatial tombé dans le marais ?
La première chose que Reina Ryûgû a demandé aux policiers lorsqu'ils ont encerclé l'école, c'est d'appeler l'Armée pour récupérer l'astronef qui se trouvait au fond du marais.
— Allons, c'est complètement ridicule...
— Oui, je suis d'accord, c'est complètement ridicule, et ce serait super facile de prouver que c'est du vent, sauf que regardez un peu autour de vous.
Il n'y a plus de marais, juste un gros bloc de béton.
Tout ça parce qu'au lieu de passer quelques heures à faire des prélèvements géologiques ou à sonder l'étang, l'Armée a demandé à ses hommes de bazarder du béton pendant des heures et des jours dans un marais paumé au milieu d'une forêt, en montagne, alors que ça ne servait strictement à rien.
— Mais comment vous voulez prouver quelque chose ? Il vous faudrait un survivant ou un ancien habitant de Hinamizawa, qui serait encore porteur du virus, pour pouvoir l'extraire et faire des recherches dessus !
— ... ... Oui, je sais.
Mais bien sûr, avec cette histoire, tous les gens qui avaient un rapport avec ce village ont subi des pressions et des injustices.
Personne n'oserait jamais lever la main et se montrer. Je n'y crois plus.
Juste après la catastrophe, il y avait eu plusieurs cas de personnes devenues spontanément folles et blâmant leurs actions sur la malédiction de la déesse Yashiro.
Et quand les choses ont vraiment eu escaladé et que plusieurs suicides étranges et autres meurtres sordides se furent déclarés, l'opinion publique avait organisé une sorte de chasse aux sorcières.
Et comme à l'époque, la protection de la vie privée, c'était pas trop le souci des forces de l'ordre, il y avait eu pas mal de dérapages, alors les gens qui venaient de Hinamizawa se cachaient et se taisaient.
— Mais alors, vous ne pouvez plus rien faire ?
— Non, mais je suis flic, et un flic n'abandonne jamais.
... J'ai suffisamment d'éléments pour savoir que ce n'est pas une catastrophe naturelle qui a tué tous ces gens.
Il me faudrait un élément concret, un truc vraiment solide, et je devrais pouvoir remonter de fil en aiguille jusqu'à la vérité.
— Je veux bien vous croire, mais ça fait 20 ans, quand même.
À mon avis, la vérité n'est plus à notre portée...
— Oui, tu as peut-être raison. Nous sommes au XXIème siècle maintenant, il est trop tard.
Qu'a-t-il donc bien pu se passer à Hinamizawa en ce mois fatidique de juin 1983 ?
On sait que Miyo Takano a été tuée dans des circonstances très bizarres, juste après avoir prédit une attaque bactériologique qui aura vraiment lieu, quelques jours après.
La seule fille a avoir relayé cette information a pris toute une école en otage, mais personne ne l'a crue.
Le chef de la clinique aussi est mort dans des circonstances très louches, et la petite Rika Furude, que les habitants considéraient comme étant la réincarnation sur terre de la déesse Yashiro, a été assassinée selon un rituel particulièrement horrible. Mais ce sont les seuls faits avérés connus à ce jour.
Et puis aussi, qu'est-ce que c'est que ce cahier ?
Les faits qu'ils rapportent font acte d'une conspiration à une échelle inouïe.
Mais peut-être ne sont-ce que les élucubrations délirantes d'une personne complètement folle ?
Si les faits décrits dans ce cahier sont exacts, alors nous aurions pu éviter la catastrophe, si nous avions seulement bien voulu écouter cette jeune fille.
Mais si les faits décrits sont du grand n'importe quoi, alors cela signifie que quelqu'un a pris la peine d'exécuter tous les habitants et de maquiller la scène de façon à suivre les événements décrits dans ce cahier.
Depuis cette attaque de gaz sarin et la découverte des méthodes d'endoctrination du groupe religieux derrière eux,
on parle de “manipulation mentale”, même si le terme est controversé et que certains préfèrent parler de “sujétion psychologique”.
Mais bon, le principe est le même. À l'inverse d'un lavage de cerveau, qui s'effectue assez violemment pendant une période de temps assez courte,
la “manipulation mentale” s'effectue sur de longues années, de façon à ce que le sujet manipulé ne puisse pas se rendre compte de la supercherie et soit persuadé d'agir tout à fait dans l'ordre naturel des choses. C'est une infiltration insidieuse dans la psychê d'un individu, bien plus terrifiante qu'un lavage de cerveau, en fait.
Les sectes cherchent généralement à maintenir leurs fidèles dans un état de stress et d'angoisse perpétuelle, en leur faisant croire à la fin du monde, pour mieux les contrôler ensuite avec des ordres en leur présentant quelque chose qui doit leur amener le salut.
Cette manière de procéder ressemblait à l'effet qu'avait eu cette circulaire n°34 sur Reina Ryûgû.
Mais alors, cela reviendrait à dire que Reina Ryûgû était victime de sujétion psychologique ? Mais de la part de qui ?
Ce groupe a-t-il provoqué les événements de la catastrophe naturelle pour faire croire à la fin du monde et donner de la substance à leur croyance religieuse ?
Ce qui reviendrait alors à dire que la circulaire n°34 était un peu une bible ?
Quand je me perds dans le fil de mes pensées et que je ne comprends plus rien à rien à cette histoire, il m'arrive de me demander qui peut bien s'être amusé à regarder les gens se faire tuer ce soir-là.
Ce cahier, en fait, c'est un peu un scénario.
C'est une pièce de théâtre dans laquelle plusieurs milliers de personnes se font tuer en une seule nuit.
C'est un scénario diabolique, écrit pour des monstres qui veulent se fendre la poire en regardant des humains se faire massacrer.
Je veux savoir qui l'a écrit.
Je veux savoir qui l'a joué.
Et je veux savoir qui était dans le public pour rire aux éclats !
Merde !
Mais qu'est-ce qu'il s'est passé ici en juin 1983 ?