... Quelle touffeur...
Il n'y avait pas la moindre brise de vent. En plus d'être d'une chaleur criminelle, cet été était humide. Et ça, ça rendait le tout invivable.
Nos habits étaient accrochés à nos fenêtres, un peu n'importe comment, mais l'absence totale de vent rendait le spectacle plus énervant qu'autre chose.
Sur le chemin étroit et serpentueux se dressaient des maisons et des logements au tracé approximatif.
Les plantes en pot, les outils, les mobylettes et autres vélos qui traînaient dans la rue rendaient l'étroit chemin encore plus serré et la chaleur encore plus écrasante.
Évidemment, personne ne viendrait de son plein gré ici à une heure pareille.
Et pourtant, sous le soleil de midi, une voiture s'approchait.
Elle s'arrêta devant un logement à deux niveaux que l'on ne pouvait résolument pas qualifier de correct.
Un homme d'un âge avancé, au visage marqué par les rides, en descendit.
Une voisine qui pendait son linge le remarqua et lui adressa la parole.
— Ah tiens, bonjour !
Il fait chaud, hein ?
— Oui, oh ça oui !
Par c'temps-là, je bous là-d'sous.
Hahaha !
Soudain, tous les poils de mon corps se redressèrent.
Cette sensation, c'était celle d'un mauvais pressentiment.
J'imagine que les gens ressentent les pressentiments de façon différente.
Certains tremblent des paupières, d'autres ont les oreilles qui bougent toutes seules, par réflexe.
Quand moi j'ai un mauvais pressentiment, eh bien, mes poils se hérissent.
Aujourd'hui, c'était au tour de Satoko de faire à manger.
Le réfrigérateur n'avait pas grand'chose à nous offrir, aussi lui avais-je demandé d'en profiter pour faire des courses.
J'étais en train de passer le temps devant la télé.
D'habitude, Satoko revenait pour la fin de mon dessin animé préféré et se mettait à s'activer pour le repas du soir.
Et pourtant...
l'émission était terminée.
Les nouvelles du soir avaient déjà commencé, d'ailleurs. Et Satoko n'était toujours pas rentrée.
Satoko était assez pingre, curieusement, et sa spécialité était d'attendre les mini-promotions de la fin de journée pour économiser sur la nourriture.
Dans ce genre de situations, elle rentrait souvent très tard, même si sa liste de courses était courte.
Si c'est ce qu'elle a fait aujourd'hui, alors elle est encore loin d'être en retard, et pourtant...
Je ne sais pas...
Quelque chose clochait.
Quelque chose m'interpelait, mais je ne savais pas quoi.
Et cette sensation bizarre ne me laissait pas tranquille.
Je me sentais vraiment
très mal.
Puisque c'était ainsi, je n'avais plus le choix.
Il me fallait absolument en avoir le cœur net. Je me levai.
— Hanyû ?
Hanyû !?
T'es là ?
Elle savait peut-être où Satoko était passée.
Malheureusement, pour ne pas changer, elle n'était jamais là quand j'avais besoin d'elle. Quand je pense qu'elle me tape sur le système le reste du temps...
Bien sûr, Hanyû n'était pas avec moi 24h sur 24.
Il lui arrivait de dormir, et parfois d'aller se promener dans le village.
Enfin, elle ne se promenait pas vraiment, elle suivait et espionnait les gens.
Si elle trouvait quelqu'un qui l'intéressait, elle s'amusait à suivre cette personne pour savoir comment elle passait sa journée.
Enfin bref, elle n'était pas là, donc tant pis.
Je vais aller chercher Satoko moi-même.
Je savais à peu-près là où elle allait faire ses courses.
Allons à la rue commerçante.
De toute façon, nous sommes à Hinamizawa ;
je n'aurai qu'à demander aux passants pour savoir si quelqu'un l'a vue.
— Oooh, bonjour, Dame Rika.
Oooh, merci, merci !
— Nipah☆
Dites-moi, Satoko n'est pas venue faire les courses ?
— ... Satoko ? Non, j'l'ai pas vue.
J'étais à la caisse toute la journée, j'aurais remarqué, je pense.
Je remerciai la vieille dame, maugréant intérieurement à la perte de temps due aux politesses.
Dans ma tête, je visualisai le prochain magasin où elle aurait pu aller, et me mis à courir en sa direction.
Les gens que je croisais sur le chemin me disaient bonjour et me faisaient signe.
D'habitude, je leur aurais rendu la pareille et j'aurais fait ma petite fille toute gentille,
mais aujourd'hui, je n'avais pas le temps.
Satoko, Satoko, Satoko !
Pour moi, Satoko était un être irremplaçable, quelqu'un dont j'avais absolument besoin à mes côtés.
C'est parce qu'elle était là pour rythmer ma vie que j'ai pu, bon gré mal gré, vivre jusqu'à présent.
Si elle n'était pas là, je me ferais chier comme un rat, dans ce monde pourri !
Contrairement à moi, qui étais plutôt du genre à bouder et à abandonner, Satoko voyait la vie en rose, elle restait positive.
Je ne pourrais pas vous dire combien de choses elle m'a apprises ces cent dernières années.
Et je suis sûre qu'elle pourrait encore me donner des leçons !
— Satokooo ! Saaatoookooo !
Les femmes qui faisaient leurs courses se retournèrent, surprises de me voir dans cet état et de crier de la sorte.
Évidemment, je n'en avais rien à cirer.
Satoko, Satoko ! Satoko !
Et d'abord, qu'est-ce que vous avez à me regarder comme des connes ?
Je cherche Satoko, ça se voit pas, peut-être ? Si vous l'avez vue ou si vous savez quelque chose, c'est le moment de me le dire ! Je vais quand même pas devoir en plus vous tirer les vers du nez, quand même ?
— Hah, hah, hah !...
Dans ma poitrine, mon cœur faisait des bonds comme un poisson sur le sol, qui tente par tous les moyens de revenir dans l'eau.
Saloperie, va, mais quels poumons rikikis ! Je pouvais pas mourir plus vieille, aussi, moi, merde !
— Le magasin à l'angle au bout fait les légumes saumurés pas chers en fin de journée.
Elle est peut-être là-bas ?
Je passai en revue tous les magasins que je connaissais, mais Satoko n'était nulle part.
J'allais aussi dans tous les coins où les gens m'envoyèrent, mais là-bas non plus, il n'y avait pas la moindre trace de Satoko.
Je courus encore, à la recherche d'indices.
Tapant dans les jambes ou dans les sacs des gens, je me frayai un passage, tant bien que mal.
— Hmmm, je sais pas trop. Il y a beaucoup de passage, le soir, je ne me souviens pas.
Bon sang, nous sommes à Hinamizawa, pas à la capitale ! Les magasins se comptent sur les doigts des deux mains !
Je ne devrais avoir aucun mal à la retrouver, et pourtant aujourd'hui, je faisais chou blanc. Comment était-ce possible !?
... Ouoh ?!
M'accrochant les pieds sur quelque chose par terre, je m'étalai de tout mon long, bien sur la rue.
J'étais tombée sur la figure, bien à plat, sans faire semblant.
— ... Aïe...
La paume de mes mains s'était écorchée sur les petits cailloux.
Par réflexe, je disais “aïe”, mais en fait, je n'avais pas spécialement mal.
Mes mains me brûlaient, comme lorsque vous touchez une plaque trop chaude.
Soudain, un mouchoir tout mignon apparut dans mon champ de vision.
— Ça va, Rika ?
Tu ne t'es pas fait mal ?
— Oh, bonjour Rena.
Dis, t'aurais pas vu Satoko ?
Rena avait un sac de provisions en main.
Je savais que Satoko et Rena se voyaient parfois lorsqu'elles faisaient les courses.
Je pense que Rena aussi devait regarder sur les dépenses, et en gérant son budget, elle en arrivait à faire les courses selon les même critères que Satoko...
— ... Satoko ?
Aujourd'hui ? Non.
Pourquoi, c'est à elle de faire les courses, aujourd'hui ?
— Oui.
T'es sûre que tu ne l'as pas vue ?
— ... Oui.
Je sais pas trop.
Si elle fait les courses aujourd'hui, elle sait forcément qu'il y a des promos à la poissonnerie Yamabun.
J'y suis allée aussi, mais je ne l'ai pas vue.
J'avais beau pomper de l'air dans mon corps, l'oxygène n'arrivait pas au cerveau.
Je mis un bon moment avant de comprendre ce que Rena était en train de me dire.
OK, d'accord, Rena ne l'a pas vue en faisant ses courses, jusque là, ça va.
Mais c'est pas ça l'important !
Aujourd'hui, il y a des promos chez Yamabun...
Donc forcément Satoko irait là-bas...
Mais Rena ne l'y a pas vue, donc ?
Donc quoi ? Ça veut dire quoi, putain ?
— Il s'est passé quelque chose ?
Elle a oublié son portefeuille ? Ses clefs ?
— ... Euh... Comment dire...
Je ne trouvai aucun moyen de m'expliquer vite et bien.
Est-ce que je peux simplement lui dire que j'ai eu l'impression que Satoko avait disparu et que je la cherchais ?
Non, ne pense pas plus loin, arrête !
Ne réfléchis pas à la raison pour laquelle elle n'est pas encore rentrée, tu vas te faire du mal...
... ... ...
— ... Mais qu'est-ce qu'il y a ?
Si tu as un problème, dis-le, je peux t'aider !
Raconte-moi.
Je compris que Rena essayait de me venir en aide.
Jusqu'à cet instant, j'avais espéré que quelqu'un me vînt en aide.
Mais maintenant que quelqu'un était là... je ne savais pas trop quoi dire.
Enfin, ce n'était pas tout à fait vrai.
Je savais où était le problème.
C'était assez confus et diffus dans ma tête, mais j'en avais une vague idée.
Un autre être humain n'aurait pas besoin de savoir où était le problème.
... Mais moi, si.
Rika Furude se devait de savoir absolument tout.
Moi, je savais ce qui n'allait pas.
Je m'en souvenais.
Je l'avais déjà vécu plusieurs fois.
Je connaissais des mondes où tout allait bien et où soudain, Satoko disparaissait sans crier gare.
Ces mondes avaient seulement une faible chance d'arriver.
Mais par le passé, j'en avais quand même connu quelques-uns.
Ce n'était pas la première fois.
C'était déjà arrivé avant, alors pourquoi pas encore une fois ?
Je n'avais pas le choix. Je devais vérifier.
Il me fallait savoir si réellement, je m'étais enfoncée dans une impasse.
— Alors, Rika ? Raconte-moi. Je peux t'aider.
— ... Non, ce n'est rien, merci.
Au revoir.
— Eh, mais ? Rika !
Je partis en courant.
Il était trop tard pour faire marche arrière.
Ô dieux et déesses, si la chance exceptionnelle avec laquelle vous m'avez bénie, vous me l'avez accordée pour atterrir ici, alors vous pouvez la reprendre !
J'étais persuadée que cette fois-ci serait la bonne, que nous arriverions tous dans un futur plus heureux.
Je pensais que toute la chance dont j'avais fait preuve jusqu'à maintenant me servirait à gréer jusqu'en des eaux plus favorables et me permettraient d'échapper à mon Destin !
Et au lieu de ça, vous me faites atterrir ici ? Vous n'avez pas honte ?
Vous m'avez donné un monde parfait pour ce qui concernait les détails sur lesquels je n'avais aucune influence, et vous venez tout me foutre en l'air maintenant ? Vous vous foutez de ma gueule, ou quoi ?!
... J'étais arrivée sur le lieu que je haïssais le plus à Hinamizawa.
J'étais devant l'ancienne maison de Satoko.
La demeure des Hôjô.
Satoko vivant avec moi depuis l'année dernière, cette maison ne fait que prendre la poussière.
Au début, nous y allions de temps en temps pour récupérer des ustensiles ou des vêtements de saison.
Mais depuis que nous avions plus ou moins ramené tout le nécessaire chez moi, Satoko ne venait plus ici.
D'ailleurs, cet endroit ne ravivait en Satoko que des souvenirs tristes. Ici, elle repensait à son frère, Satoshi, à ses parents, décédés, à son hystérique de tante et à son oncle, qui les battaient.
Elle n'avait absolument aucune raison de vouloir revenir ici.
Pour ma part, j'ai une raison un peu différente de haïr cette maison.
Lorsqu'elle revient dans notre vie...
ce n'est jamais bon signe.
C'est le signe que tout est perdu.
Je vous en supplie...
vous m'avez accordé tellement de grâces jusqu'à aujourd'hui, des grâces dont je n'avais parfois pas la moindre idée !
Alors donnez-m'en encore une, juste celle-là…
Je fermai les yeux très fort et me mis à prier. Lentement, j'ouvris les paupières.
— ... ... ... ...
La fenêtre à l'étage était ouverte.
Toutes les fenêtres étaient ouvertes, comme si l'on faisait sécher les choses à l'intérieur. Les rideaux volaient au vent.
Avant que Rika Furude pût comprendre
ce que cela signifiait,
mes genoux lâchèrent.
Perdant toute force dans les jambes,
je me prostrai au sol,
en plein milieu du chemin.
Il y avait une moto qui m'était inconnue devant l'entrée.
Et aussi du linge et des couvertures mises à pendre pour être aérées.
Ce qui voulait dire que quelqu'un vivait ici.
Quelqu'un habitait dans la maison des Hôjô.
Mais pourquoi ce serait une mauvaise chose ?
J'avais presque envie de me cracher dessus pour être aussi stupide.
Je savais très bien pourquoi c'était une mauvaise chose.
Et pourtant, je faisais semblant de ne pas savoir.
— ... Ah... Rika ?
— Satoko !
Satoko m'avait vue en sortant pour rentrer le linge...
— ... Euh... Rika... Comment dire...
Le visage baissé, elle avait l'air de se forcer à sourire pour ne pas craquer. Ça rendrait n'importe qui mal à l'aise de la voir comme ça.
Et il n'y avait pas que l'expression de son visage qui en disait long.
Sa joue gauche était rouge et enflée.
— Satoko... Allez, viens, ne reste pas là, rentrons à la maison.
Je pris sa main dans la mienne.
Satoko baissa un peu plus la tête, mais ne fit pas mine de vouloir bouger...
— Je... Rika...
Je pense revenir vivre ici à partir d'aujourd'hui.
— ... Pourquoi ?
— Mon...
mon oncle est rentré.
Et…
Et donc nous avons décidé
de revenir ici... vivre ensemble...
— Non, Satoko, ce n'est pas vrai.
Tu ne peux pas vouloir vivre avec lui, il est méchant avec toi !
— Ce n'est pas comme si j'avais le choix...
Même si je rentrais avec toi, il n'aurait qu'à revenir me chercher.
Je ne veux pas te créer d'ennuis...
Elle avait abandonné, un sourire fantômatique sur le visage.
La Satoko de 1982 se trouvait à nouveau devant moi.
Son oncle l'avait retrouvée, il l'avait menacée et frappée, et elle était revenue à son état déplorable de l'année dernière.
La Satoko pleine de vie et de malice que je connaissais et qui vivait avec moi jusqu'à cet après-midi avait disparu...
J'avais pansé les blessures de son âme, toute l'année, petit à petit, autant que possible.
Elle avait enfin retrouvé le sourire.
Et son oncle, en deux temps, trois mouvements, le lui avait fait perdre...
Une âme meurtrie pouvait guérir, si l'on y mettait le temps nécessaire.
Mais la blessure, même guérie, rendait cette âme fragile et vulnérable, à tout jamais.
C'est comme lorsque vous remettez deux bris de verre ensemble.
Vous avez reconstitué le carreau, mais il ne tient pas solidement en place.
J'eus beau lui tirer sur la main, Satoko n'esquissa pas le moindre geste. Elle ne me suivrait pas.
Je pouvais lire la peur de son oncle dans son regard, cette peur qu'elle avait appris à oublier. Cette peur qui, maintenant, la dominait toute entière.
— Bon alors, Satoko,
qu'ess'tu fous ?
Où-ce que t'es encore passée, sale morveuse ?
Une voix abjecte retentit.
Satoko raidit les épaules et se mit à fixer un endroit vide devant elle.
— ... Hmm ?
T'es qui, toi ?
Enfin, il apparut et vint se tenir juste derrière elle.
— Ne vous en faites pas, ce n'est rien.
C'est juste une amie à moi qui passait dans la rue.
— Je vais t'en foutre, moi, des amies qui passent dans la rue !
J't'ai dit d'aller schroupper la baignoire, alors magne ton cul !
J'ai envie de me laver, j'attends dessus, moi, pauv' conne !
Satoko fit un petit bond, puis, comme un animal apeuré, elle le contourna en le fixant des yeux et finit par déguerpir à l'intérieur.
C'était déchirant de la voir dans cet état.
— Vous aviez prévu de jouer ensemble ?
Ben désolé, mais là, elle a pas le temps, elle range.
Je suis son oncle.
J'étais parti en voyage d'affaires pendant longtemps,
je viens enfin de pouvoir rentrer à la maison.
Fous-toi de ma gueule, ducon.
Je sais très bien que tu n'es rentré que parce que ta maîtresse a disparu...
... Par le passé, je lui avais dit tout le “bien” que je pensais de lui.
Mais il m'avait rendu la monnaie de ma pièce, en se vengeant sur Satoko.
C'est pourquoi je savais que je ne pouvais même pas lui décocher un regard haineux, sous peine de représailles.
Puisque je n'avais le droit de rien faire, je décidai de partir.
Après un vague signe de tête, je me retournai et partis en courant.
— Eh ben quoi, j'ai une tête de Gengis Khan ou quoi ? Même les mioches que j'connais pas ont peur de moi !
Ahahahahahahaha !
J'entendis son rire gras et stupide résonner dans mon dos.
Les larmes se mirent à couler,
une à une, grosses comme des billes.
Quand je pense que c'était le meilleur monde de ma vie jusqu'à hier !
Comment les dieux peuvent-ils me faire ça ? Comment peuvent-ils me donner des rêves et de l'espoir et tout venir me reprendre ensuite ?!
Non, non et non, je ne peux pas abandonner maintenant !
Je ne peux rien faire toute seule, mais dans ce monde-ci, j'ai des alliés de taille, des alliés que je n'avais jamais eus avant !
Je ne laisserai pas toute la chance que j'ai eue jusqu'à présent se révéler inutile...
Je repartis en courant chez moi.
J'avais un but bien précis : décrocher mon téléphone.
Je ne connaissais pas le numéro que je devais appeler,
aussi ouvris-je le bottin téléphonique.
Je ne mis pas bien longtemps à trouver ce que je cherchais.
Les doigts tremblants, je composai le numéro...
— Eh bien eh bien ? Bonjour, mademoiselle Furude !
Je ne pensais pas vous avoir au téléphone un jour.
Se serait-il passé quelque chose ?
D'après mes expériences du passé, j'avais tiré la conclusion que l'inspecteur Ôishi ne me servirait à rien pour aider Satoko.
Pour lui, elle n'était qu'un appât qui lui donnerait éventuellement plus facilement accès aux Sonozaki.
D'ailleurs, son oncle aussi.
Je lui avais plusieurs fois demandé de l'aide, mais il n'avait jamais rien fait.
Tout au plus m'avait-il dit que dans ce genre de situations, il fallait en parler au service de protection de l'enfance.
— ... Ôishi... J'aimerais parler à Akasaka. Il est là ?
— Qui, M. Akasaka ?
Ahahaha, non, il est parti aux sources chaudes de Wakura.
Wakura ? C'est où, ça ?
Ce n'est pas dans le coin, je connais toute la région.
Akasaka m'avait pourtant dit qu'il restait jusqu'à la purification du coton, non ?
— Il a dit qu'il s'invitait chez de la famille à Wakura qui tenait une auberge avec des sources chaudes.
Aaah, il a la belle vie, quand même.
Pardon ?
Si c'est près ? Wakura ?
Non, c'est dans la préfecture d'Ishikawa, sur la péninsule de Noto.
Mais enfin, qu'est-ce que c'est que ce bordel ?
Il m'a pourtant dit qu'il restait dans le coin ?
... Je sais. Pour moi, “dans le coin”, ça veut dire à Okinomiya ou bien à Hinamizawa,
mais pour lui qui est déjà à des heures de Tôkyô, cela peut simplement désigner là où il passera ses vacances...
— ... Et... il n'y a pas moyen de le contacter, alors ?
Je savais que cette question n'avait aucun sens.
Même si je lui demandais de revenir, il était parti exprès à des heures de route pour passer quelques jours seul avec sa femme. Il n'allait pas tout plaquer pour sauver une amie à moi...
Même si je réussissais à l'avoir au téléphone, il me dirait sûrement tout simplement d'aller voir les autorités compétentes.
— Hmmmm, je ne sais pas vraiment dans quel établissement il est allé, je dois dire.
Je sais que c'est un truc grand luxe, et il n'y en a pas cinquante, je pense savoir lequel c'est, mais bon !
Héhéhéhé !
Vous savez ce que c'est, si vous n'avez pas le numéro de la chambre, ils ne dérangent pas leurs clients.
— ... Je vois. Tant pis, alors.
Mais rassurez-moi, il avait bien dit qu'il viendrait à la fête ?
— Si, si.
Il reviendra ici après son séjour sur Noto.
Il est venu avant, il est resté une nuit et il est reparti.
Il reviendra juste avant la fête.
Héhé. D'ailleurs, il a même dit qu'il vous rapporterait un petit souvenir de là-bas.
Mais qu'est-ce qu'il se passe, enfin ?
Je savais que ça me paraissait trop beau pour être vrai...
Que ça faisait de longues vacances dans un endroit pas spécialement attrayant. Mais pas à ce point-là...
Mais enfin, ma chance ne peut pas tourner comme ça, du tout au tout, du jour au lendemain ?!
Quoique, si, c'était peut-être normal.
S'il y avait la possibilité de lancer plusieurs fois un 6 de suite, il devait y avoir la même possibilité de lancer des 1.
Pris chacun séparément, chaque lancer de dés avait la même probabilité, 1 sur 6. Donc si l'on y réfléchissait un peu, il pouvait y avoir autant de coups malchanceux que de coups chanceux...
— ... ... ... ...
— Allô ?
Si vous voulez, je peux lui laisser un message, hein ? Je lui dirai quand je le verrai.
Je regardai le calendrier accroché au mur.
Je ne savais pas quel jour au juste était désigné par l'expression “juste avant la fête”, mais une chose était sûre, il ne serait pas là pendant au moins une semaine.
Je me replongeai dans mes souvenirs.
Avec une semaine, Teppei pourrait briser Satoko jusqu'au point de non-retour.
Je ne pouvais pas attendre une semaine, en aucun cas.
Ce qui voulait dire que je devais faire une croix sur l'aide d'Akasaka.
... Tant pis.
Il me restait encore une dernière chance.
Il me restait une personne à contacter, quelqu'un de très efficace, en plus.
— Eh bien, s'il n'est pas là, tant pis, ce n'est pas la fin du monde.
Merci quand même, Ôishi !
Nipah☆
Sur ces paroles dignes de Rika Furude, je coupai la communication en raccrochant.
Je ne pouvais pas parler à la prochaine personne au téléphone.
Je devais absolument les voir entre quatre-z-yeux.
Je remis mes chaussures et me dirigeai d'un pas décidé vers la clinique Irie.
Les heures de consultation étaient terminées depuis longtemps.
D'habitude, il n'y avait plus personne ici à cette heure-ci.
Mais en ce moment, Tomitake était dans la région.
Les gens les plus importants restaient probablement jusque très tard.
La porte de devant était bien sûr fermée.
Mais elle ne m'intéressait pas ; je me dirigeai immédiatement vers la porte de secours, à l'arrière du bâtiment, et appuyai sur l'interphone.
Les semaines où Tomitake est là, toute la clinique est sur les nerfs.
Si j'étais une personne normale, ils ne s'occuperaient pas de moi.
Mais je n'étais pas n'importe qui par ici.
— Que se passe-t-il ?
On m'a dit que c'était urgent ?
— Tu m'as demandée de venir aussi, j'imagine que c'est grave ?
À peine m'avait-on laissée entrer dans la salle de réunion qu'Irie et Takano arrivèrent.
Si Rika Furude avait une urgence, alors ils accouraient, toutes affaires cessantes.
Après tout, j'étais la personne la plus importante au monde, dans ce village.
— C'est à propos de ce que j'ai entendu l'autre jour ?
Quelqu'un veut attenter à ta vie ?
— Je peux t'assurer que les meilleurs gardes des chiens de montagne se relaient pour assurer ta sécurité.
Tu n'as rien à craindre. J'ai tenu la promesse que je t'ai faite.
Ahahah…
Oh, je ne doutais pas de cela.
J'avais pu constater l'autre jour de visu qu'ils me protégeaient, lorsqu'ils étaient apparus pour nous débarrasser des trois vauriens.
— Non, ce n'est pas à cause de ça, j'ai un service à vous demander.
Satoko est en danger, il faudrait aller la sauver.
— Lui est-il arrivé quelque chose ?
Irie était très certainement décidé à l'aider, mais je ne pensais pas qu'il avait les moyens de réellement faire la différence.
Il pouvait mettre la pression sur Takano, qui elle, disposait à sa guise des chiens de montagne, mais sans plus.
D'ailleurs, par le passé, il avait tenté d'obtenir le soutien des chiens de montagne, mais Takano avait toujours refusé de lâcher prise.
Mais dans monde-ci, tout était différent.
J'ai pu tisser des liens avec Takano, pas les meilleurs du monde, mais nous sommes en de bons termes. De plus, elle m'a déjà promis de me protéger.
En théorie, je suis dans de très bonnes conditions pour leur demander un coup de pouce avec Satoko !
— ... Teppei Hôjô, hein...
Qu'est-ce qu'il est revenu faire ici...
C'était la tante qui avait été responsable des mauvais traitements de Satoko l'année dernière, mais bien sûr, Irie savait que Teppei n'était pas innocent.
J'expliquai la situation à mes deux interlocuteurs. Comment Satoko avait réagi. Le fait qu'elle soit dans l'état catastrophique qui était le sien l'année dernière.
— Je ne saurais pas dire ce qu'il va se passer, tout est possible.
J'ai besoin de votre aide pour la tirer de là !
Irie avait l'air déchiré. On voyait bien qu'il voulait faire quelque chose, mais qu'il ne savait clairement pas quoi faire au juste.
— Je ne sais pas trop quelle est la meilleure chose à faire.
En parler à la Police, peut-être ?
— Hmm, je me demande.
Pour l'instant, la personne ayant légitimement la garde de l'enfant est revenue la récupérer.
Si Satoko avait des traces visibles de mauvais traitements, les choses seraient différentes,
mais pour l'instant, si j'ai bien compris, ce n'est pas le cas ?
— ... Non, non, effectivement, mais... ce n'est qu'une question de temps.
Si nous la laissons toute seule avec lui, qui sait ce qu'il se passera...
Je n'aimais pas la façon dont j'avais dit cela.
Je savais parfaitement combien et comment Satoko souffrirait. Je savais à quoi elle ressemblerait à cause de son oncle.
Et j'avais terriblement envie de le leur dire !
Mais je ne pouvais pas me permettre d'en parler trop en détail.
Parce que dans ce monde-ci, rien n'était encore arrivé. Et s'ils pensent que ce ne sont que des idées que je me fais, alors ils ne m'écouteront plus jamais.
— D'abord, je pense qu'il faut alerter les autorités compétentes, le service de protection des enfants, non ?
— ... Ce qui me rappelle…
que Satoko a déjà eu affaire à eux. Elle avait fait de fausses dépositions.
J'espère qu'ils écouteront au moins ce que nous avons à dire...
La réponse, je la connaissais, et c'était non.
Dans plusieurs mondes précédents, Keiichi ou un autre les avait dénoncés.
Mais Satoko refuse d'admettre qu'elle est maltraitée.
Elle raconte aux agents de l'État qu'il n'y a rien, que tout va bien.
La Satoko forte et sûre d'elle, celle de 1983, elle aurait le courage de demander de l'aide.
Mais celle de 1982 préfère se taire et limiter la casse.
Pour Satoko, cet événement la propulse à nouveau au temps où son frère était encore là.
Elle s'imagine que si elle endure les mauvais traitements, son frère finira par revenir. Pour elle, c'est presque une aubaine.
Et puis, même en admettant que la protection de l'enfance la prenne au sérieux, il sera trop tard !
Souviens-toi, Rika, souviens-toi !
La toute première fois où tu es tombée dans ce monde, Satoko n'avait pas tenu une semaine.
En quelques jours, son âme avait été complètement détruite.
Les méthodes normales prenaient trop de temps.
Il fallait agir plus vite ! Beaucoup plus vite !
— Si Satoko refuse de demander de l'aide, nous ne pourrons rien faire... Ça me fait mal au cœur de le dire, mais…
— En temps que médecin de l'école, Docteur, vous pouvez alerter la police et éventuellement la hiérarchie, mais...
malheureusement, je ne vois pas ce que vous pourrez faire de plus.
— Non, non, non, vous ne comprenez pas.
Takano, utilisez vos forces spéciales pour la sauver, c'est ça que je vous demande.
Elle et Irie me regardèrent avec de grands yeux, la surprise évidente sur le visage.
J'étais en train de leur demander d'utiliser des méthodes crapuleuses...
— ... Tu veux que nous utilisions la force ?
— C'est expressément pour ça que je suis venue vous voir ce soir.
Sinon, je ne me permettrais pas de vous faire appeler ici à une heure pareille !
— Écoute, je comprends bien ce que tu ressens,
mais...
— Irie, si Satoko a ne serait-ce que la moindre importance pour vous,
je vous en supplie, faites quelque chose pour la sauver !
Je peux vous assurer qu'elle ne tiendra pas bien longtemps ; dans quelques jours, elle sera méconnaissable,
et ça, on ne pourra pas l'éviter, c'est sûr et certain.
Si vous décidez d'attendre et de voir un peu comment évolue la situation, vous serez responsable de sa mort.
Ne me dites pas que vous avez oublié dans quel état elle était l'année dernière ?
Eh ben, c'est la même chose désormais, rebelote, elle est à nouveau dans cet état-là, maintenant, à l'instant où je vous parle.
Dans quelques jours, il sera trop tard !
— ... ... ...
J'avais tout dit, alors le reste, il fallait le dire par le regard.
Pensant très fort aux images d'un futur que j'étais la seule à connaître, je tournai les yeux vers Irie. Avec un peu de chance, il pourrait y voir lui aussi les scènes auxquelles je pense...
Irie se figea dans le silence, quelques secondes, puis quelques instants.
S'il essayait de trouver une excuse pour m'envoyer bouler, il parlerait.
Non, il était en train de se souvenir de la situation de Satoko l'année dernière, et tentait de définir si les événements actuels appelaient à une solution drastique ou non...
Je sais que tu penses vraiment au bien-être de Satoko, Irie.
Alors c'est maintenant où jamais, si tu veux agir. Ouvre les yeux ! Bouge-toi !
— ... ...
— ... Que pourrait-on faire...
Irie acquiesça en ma direction, puis il se tourna vers Takano.
Il avait l'air d'avoir pris sa décision.
Il ne me restait plus qu'à espérer qu'il voulait faire quelque chose d'utile pour Satoko...
— ... Madame Takano.
Soyez gentille, exaucez-lui son vœu.
— Irie !!
— Je me suis souvent énervé après moi-même de ne pas avoir pu faire plus pour elle, l'année dernière.
Je pense que c'est ma seule chance de pouvoir réparer cette erreur.
— ... Oui, d'accord, mais enfin quand même, je--
Elle s'était attendue à une réponse un peu plus adulte de la part du docteur.
Elle avait été prise de court par cette décision, et je la sentais énervée.
— En tant que responsable de cet établissement,
je vous demande officiellement si vous pourriez vous occuper de sauver Satoko Hôjô.
— Docteur, je ne suis pas sûre de comprendre ce que vous voulez dire par “sauver”.
Calmez-vous et reprenez vos esprits.
— Nous ne pouvons pas nous passer d'elle dans nos recherches.
Elle nous a été très utile jusqu'à présent, et le sera encore, sans doute.
Et il me semble bien qu'il fait aussi partie de vos devoirs de veiller à sa sécurité.
Comme elle n'avait toujours pas l'air de vouloir agir, Irie se mit à parler d'une voix forte.
— En tant que Directeur de cet établissement, moi, Irie Kyôsuke, vous demande à vous, Miyo Takano,
de bien vouloir sauver Satoko.
Je tournai mon regard vers Takano.
— ... Vous êtes amie avec elle, non ?
Soyez gentille, si vous ne voulez pas le faire par la contrainte, pensez que vous le faites pour l'une de vos amies !
— ... Je trouve votre façon de formuler les choses très hypocrite.
Vous ne me demandez pas d'enlever Satoko et de la garder prisonnière pour le reste de sa vie, n'est-ce pas ?
Vous voulez la sauver pour qu'elle puisse continuer à mener la vie qu'elle avait avant aujourd'hui.
Ce qui veut dire qu'en fait, vous me demandez de supprimer l'oncle ?
— Je pourrais être un lâche et vous rétorquer que je vous ai donné un ordre et que vous êtes libre de l'interpréter comme bon vous semble.
Mais si vous voulez, je peux mettre les points sur les i.
— ...
... Docteur, j--
Non, Monsieur le Directeur.
Si j'exécute cet ordre, mes hommes et moi passerons en conseil de discipline, et vous aussi.
Êtes-vous vraiment sûr de ce que vous venez de me dire ?
J'observai l'expression du Docteur.
Contrairement à moi, il avait tout à perdre. Sa vie, ses relations, ses recherches, sa carrière.
Ce que lui avait dit Takano devait avoir un impact considérable sur sa décision.
Mais pour autant que je pusse remarquer, cela n'eut pas l'air de lui faire peur.
— Oui, je suis sûr de vouloir vous donner cet ordre.
Je préfère cela plutôt que jouer les impuissants.
— ... Pfff. Une chose est sûre, Irie, vous avez une grande gueule. Vous ne savez même pas ce que c'est qu'un interrogatoire.
— … Ahahahah…
Bah, si vous faites votre travail correctement, Tôkyô n'en saura rien et il n'y aura donc pas d'interrogatoire du tout.
Et comme ça, tout le monde sera content. Je sais que vous y arriverez.
— C'est un travail très risqué pour une récompense bien maigre.
— ... Si vous voulez, Takano, je peux vous donner accès à toutes les reliques et les documents religieux conservés dans les archives du sanctuaire.
Sans aucune restriction !
Mais je vous en supplie, sauvez Satoko !
C'était probablement une offre peu attrayante pour elle, en comparaison avec les risques que cette opération entraînait.
Mais c'était la seule offre que je pouvais lui faire, je n'avais rien d'autre.
Les traditions du sanctuaire des Furude avaient plusieurs siècles d'âge, mais s'il fallait les sacrifier, tant pis.
— ... Bon, très bien.
Après tout, je ne voudrais pas passer pour la méchante dans cette histoire.
Takano nous fit un sourire contrit, mais finit par s'avouer vaincue.
— Merci du fond du cœur, Madame Takano.
— Par contre, je me réserve le droit de choisir comment la sauver.
Je vais discuter du détail des opérations avec Okonogi et voir ce qu'il en pense.
— Mais quand ? Vous ne pouvez pas mettre les discussions sur les rails maintenant ?
Oui, elle avait promis, avec réticence, d'aider Satoko. Soit.
Mais ce n'est pas en me disant “je vais faire au mieux” que Satoko sera sauvée !
Il me fallait absolument bien lui faire comprendre qu'elle n'avait pas le temps de tergiverser !
— C'est vrai.
Je pense qu'il est dans l'intérêt de toutes les parties de savoir à quoi s'en tenir, après cette décision.
Je suis désolé d'insister, surtout vu l'heure tardive, mais est-ce que vous pourriez prévenir vos hommes sur-le-champ ?
— ... Je vous jure, dès qu'il s'agit de Satoko, on dirait que vous devenez fous furieux. Comme vous voudrez.
Mais je vous préviens, il faudra patienter un peu. Restez ici en attendant.
— Merci de donner suite à cette requête, je me doute que ça ne doit pas être facile.
— Mais non, voyons, ce n'est rien.
Après tout, c'est vous qui versez mon salaire.
Je vous obéirai avec le sourire.
Quant à toi, Rika, essaie de ne pas oublier la promesse que tu m'as faite.
— ... Aucun problème.
Dorénavant, chaque fois que tu viendras au temple, il y aura un coussin pour t'asseoir, et du thé, et même des gâteaux à la vapeur.
Takano pouffa de rire et me lança un regard attendri avant de tourner les talons et de quitter la pièce.
Puis, lorsqu'enfin le bruit de ses pas cessa de résonner en écho dans les couloirs vides, l'atmosphère se détendit quelque peu.
Irie se proposa pour me ramener quelque chose à boire, mais je déclinai son offre.
Pour lui, la situation semblait en passe d'être réglée, mais je ne voulais pas baisser ma garde jusqu'au retour effectif de Satoko.
— ... Au fait, Irie,
est-ce que Satoko a suffisamment de médicaments ?
Je suis prête à parier que son oncle ne la laissera plus jamais venir ici.
— Eh bien... par chance, il se trouve que je lui ai donné une nouvelle recharge d'aiguilles et de doses la semaine dernière.
Donc normalement, elle devrait avoir de quoi tenir un moment.
... Par contre, si vraiment le traumatisme est important, le traitement ne fera que retarder l'échéance.
Elle finira forcément par faire une rechute si la situation ne s'améliore pas rapidement.
— ... L'échéance sera bien vite à nos portes. Elle ne tiendra que quelques jours.
Takano ne revenait pas.
En soi, si elle était revenue très tôt, ç'aurait été une mauvaise nouvelle, donc le fait de la voir mettre du temps était un bon signe.
Mais là, ça commençait à faire long.
Irie tenta de me rassurer en disant qu'il s'occuperait du reste et m'enjoignit à retourner chez moi pour me coucher, mais je ne voulus pas rentrer.
De toute façon, tant que je ne saurais pas ce qu'il adviendrait de Satoko, j'étais certaine de ne pas pouvoir dormir.
Je n'avais pas le choix : il me fallait attendre tant bien que mal le retour de Takano, en essayant de vaincre la fatigue et la nervosité.
Puis, après plus d'une heure, enfin,
Takano revint.
— ... Désolée de vous avoir fait attendre.
— Alors, quel est le verdict ?
— ... ...
Takano cherchait ses mots.
Ça ne présageait rien de bon.
— Je suis désolée d'avoir à vous l'annoncer, mais les choses s'annoncent bien moins faciles que prévues.
— Et... pourquoi ?
— Très récemment, il y a eu un meurtre à Okinomiya.
Teppei Hôjô est soupçonné d'être impliqué dans cette affaire, et il est surveillé par la Police.
— Un meurtre ?
Mais qu'est-ce que c'est que cette histoire, au juste ?
— Une femme, une certaine Mamiya, aurait été tuée d'une manière très spéciale pour avoir tenté de détourner de l'argent sale appartenant aux Sonozaki.
Du coup, la Police fait très attention aux relations des Sonozaki.
Et comme cette Mamiya était la maîtresse de Teppei, ils le surveillent de très près.
Surtout que la purification du coton est très proche.
La Police s'imagine que Teppei Hôjô pourrait bien devenir l'une des victimes de “la malédiction de la déesse Yashiro” de cette année, et ils s'en servent comme appât.
— ... Comme un appât ?
— Oui, un appât, comme à la pêche. Tu mets un appât pour attirer et attraper les poissons. Eh bien là, la Police fait pareil. Teppei est laissé tranquille, mais surveillé, au cas où un groupe essaierait de l'attaquer et de s'en débarrasser.
— Oh non...
Mais alors...
— Rika... Je suis vraiment, vraiment désolée,
mais les chiens de montagne ne pourront pas intervenir tant que la Police fera surveiller cet homme.
— Mais enfin, cela n'a pas de sens !
Ces hommes sont surentraînés, ils savent faire des choses bien plus difficiles !
— Oui, bien sûr, lorsqu'ils ont le temps d'observer leur cible et de préparer leur coup pendant le temps nécessaire !
Pour une mission pareille, entre les observations sur le terrain et l'exécution de la mission,
il se passe généralement au minimum six mois, quand ce n'est pas un an !
Je ne vous apprends rien en disant cela, mais les chiens de montagne ne peuvent pas agir au grand jour.
Ils doivent constamment cacher leur existence, se fondre dans la population.
Tant que la Police sera en train de surveiller la cible, ils ne pourront pas se permettre de se montrer.
— ... Mais alors, quand pourront-ils se mettre à travailler dessus ?
— Au plus tôt, après la purification du coton,
lorsque la Police aura abandonné la filature.
Sauf qu'après la purification du coton, il sera largement trop tard...
Et puis, ce serait simplement prévu pour “après” la purification du coton.
Pas spécifiquement le lendemain, juste vaguement à une date ultérieure.
Et si c'est pour planifier leur truc pendant six mois, on n'est pas sorti de l'auberge !
Toute la chance que j'avais sentie s'accumuler dans mes mains se mit à couler entre mes doigts et à m'échapper,
sans m'être utile en quoi que ce soit.
— Mais alors, comment est-ce que nous allons faire pour sauver Satoko ?
— Je pense que pour régler les problèmes de manière honnête et conventionnelle, il suffit de suivre les lois.
Nous pouvons aller porter plainte à la gendarmerie, ou bien au centre de protection de l'enfance.
Il y a peut-être même moyen de demander de l'aide au niveau de l'école.
— Mais j'ai déjà fait, tout ça, et ça n'a jamais rien donné !
Le docteur et l'infirmière me regardèrent avec de grands yeux.
Ils devaient avoir du mal à réaliser que je venais de m'énerver.
... D'ailleurs, je n'avais pas spécialement eu l'intention de crier aussi fort.
Mais en l'entendant débiter ses conneries toutes plus inutiles les unes que les autres, la moutarde m'était montée au nez.
— Je vous ai toujours aidés,
je ne me suis jamais plainte, sans jamais rien vous demander en échange !
Alors quoi, vous pouvez pas bouger votre cul pour Satoko, c'est trop peut-être ?
Vous avez toute une escouade à vos ordres, vous avez l'armée pour assurer vos arrières, mais vous avez peur d'un seul homme ?
La police et l'administration ne servent à rien, vous m'entendez, à rien !
Quant à vous, à quoi vous servez, si ce n'est à profiter de moi, hein ?
Allez, c'est bon, j'ai compris !
Ce monde est une impasse, comme d'habitude !
Je n'ai plus rien à faire avec vous, vous ne m'intéressez plus, ce monde ne m'intéresse plus !
Quand je pense à toute la chance dont j'avais fait preuve, et je ne réussirai quand même pas à échapper à mon Destin !
Eh ben parfait, voyons, ce sera comme d'habitude, on prend les mêmes et on recommence !
Toi, fais-toi enlever dans les montagnes et cramer dans un baril, et crève ! Et toi, va prendre tes somnifères et crève tout seul, comme un grand !
Quant à moi, comme d'habitude, j'attendrai de me faire tuer.
Je sais toujours pas comment j'y passe, mais en tout cas c'est efficace, j'ai pas de souci à me faire de côté-là, ça rate jamais !
C'est une impasse, une souricière, toute ma vie !
Je suis née sur cette terre pour m'y faire assassiner, encore et encore, comme du bétail !
Vous n'avez qu'à crever, tous autant que vous êtes !
De toute façon, ce monde n'en a plus pour longtemps, alors cassez-vous ! Hors de ma vue ! Allez-vous-en ! Laissez-moi...
Aaaaah…
Hhhaaaaaaaaa !
L'émotion, trop forte, avait fini par exploser. Incapable de parler plus avant, je ne pus que fondre en larmes.
Quand je pense à toute la chance que j'avais eue jusqu'à hier...
Comment est-ce que je pouvais être arrivée aussi loin, pour être rejetée en bas, avec les lions...
Si même cette fois-ci ne suffisait pas, alors que fallait-il donc faire ?
J'ai vécu plus d'une centaine d'années.
J'ai vécu bien plus que la durée qu'un être humain ordinaire peut vivre.
Et enfin, j'avais obtenu une chance comme jamais je n'en avais obtenue.
Cela ne se reproduira plus
jamais. Cette chance que j'ai eue, c'était un miracle, un don du ciel, et même avec ça, ça n'a pas suffit ? Mais les dieux se foutent de ma gueule, c'est pas possible !
Pleurant et gémissant, je me mis à maudire cette existence et cette terre...
Allons maintenant vite mourir.
Une Satoko radieuse est sûrement là à m'attendre dans ma prochaine réincarnation.
Alors allons vite la voir...
... ... Mais du coup...
que va devenir la Satoko de ce monde-ci ?
Va-t-elle rester coincée ici ?
J'en sais rien...
et franchement dit, je m'en tape.
Satoko...
Satoko...
Oooh, Satoko...
J'ai eu beau vivre plus de cent ans, devenir une sorcière et m'élever au-dessus de ma condition d'être humain...
je n'arrive quand même pas à me débarrasser de leurs émotions et de leurs valeurs...
Comme Satoko était de corvée de cuisine aujourd'hui, je n'avais rien de prêt à manger.
De toute façon, je n'avais pas d'appétit. Autant aller me coucher tout de suite.
Sauf que je devais quand même préparer les paniers-repas de demain.
Et puis, avec un peu de chance, Satoko aurait le droit d'aller à l'école.
Je pris deux doses de riz et commençai à les laver. Pourvu que je ne fasse pas son repas en vain…
Mes mains cessèrent leurs mouvements.
Ça n'avait absolument aucun sens de préparer son repas.
J'étais mieux placée que quiconque pour savoir que Satoko ne reviendrait plus jamais à l'école.
Une tristesse immense m'assaillit alors.
Je restai là, impuissante, alors que les larmes coulaient librement pour dégoutter de mes joues et tomber dans le riz.
Pourquoi est-ce que ça n'a pas marché dans un monde pareil ?
Quand Keiichi a donné cette foutue poupée à Mion, j'étais censée avoir évité la tragédie, non ?
Normalement, sans la poupée, Mion passait la semaine à se faire passer pour sa sœur, pour je-ne-sais-quelle raison, mais maintenant, elle n'avait plus de raison de faire ça.
Nous aurions dû passer la semaine à nous amuser, à vitesse grand V.
...
Il y a pas comme un truc qui cloche ?
Le jour de cette fameuse compétition, c'était pourtant bien deux semaines avant la fête ?
Alors, enfin, je réalisai quelque chose.
Si le contenu de la compétition dans le magasin de jouets avait été strictement le même, la date, elle, avait été différente. Nous avions fait cette activité une semaine plus tôt que l'autre fois.
Ce qui voulait dire qu'en fait, je m'étais simplement imaginée que ce monde-ci était exactement pareil que celui d'avant.
En fait,
ils se ressemblaient beaucoup en certains points, mais dans les autres points, ils étaient complètement différents !
Ce qui voulait dire que lorsque Keiichi a donné cette poupée à Mion, je n'aurais pas dû croire que c'était gagné.
Je me suis vantée d'être bénie par les dieux.
J'avais décidé que ça y était, j'étais sauvée.
J'ai commencé à faire mes caprices, comme si tout m'était dû.
J'aurais pourtant dû savoir qu'il y avait une probabilité très faible de voir débarquer l'oncle de Satoko.
Et pourtant, j'ai laissé Satoko aller faire des courses toute seule.
Alors que j'aurais presque dû la maintenir enchaînée à la maison jusqu'à être sûre que son oncle ne reviendrait pas.
Qu'est-ce que je fais, je me fais une note pour la prochaine fois ?
... ... Non. Il n'y aura pas de prochaine fois.
Même en imaginant que la prochaine fois, je trouve le moyen d'enfermer Satoko, si le père de Rena fait une connerie ou si Keiichi pète un plomb, tout tombera encore une fois à l'eau.
Si je n'ai pas une moule insolente avec des tonnes de variables auxquelles je ne peux pas toucher, et qu'en plus je ne fais pas les meilleurs choix possibles dans la vie, je ne réussirai jamais à dépasser le mois de juin 1983.
Dans ce monde présent, grâce à l'aide de Takano, j'ai éventuellement une chance de survivre.
Mais en contrepartie, Satoko ne sera plus là.
Et dans ce cas-là, survivre ne me sert strictement à rien.
Ce que je veux, c'est vivre au-delà de juin 1983 avec tous mes amis, dans la joie et la bonne humeur.
Je me moque pas mal de survivre, si c'est au prix du sacrifice de Satoko.
Qu'est-ce que ça m'apporte de vivre dans un monde sans elle ?
Même malgré ce superbe départ et malgré tous ces vents pour gonfler ma grand'voile, j'avais échoué.
J'avais baissé ma garde, et j'avais tout perdu.
Je n'aurai plus jamais un monde aussi chanceux que celui-ci.
J'ai obtenu des conditions uniques, des conditions inouïes et à jamais inégalables, et j'ai foiré mon coup...
— Ugh... uuuh... ugh... ugh...!!
Grattant le tatami avec mes ongles, je sanglotai ma rage.
J'étais complètement perdue ; je ne savais pas s'il me fallait maudire mon Destin, ou plutôt mon ineptie dégénérescente.
Et puis, soudain, je remarquai la présence de Hanyû.
Je ne savais pas depuis combien de temps elle était là, à m'observer.
Mais elle ne faisait que me regarder avec de la pitié au fond des yeux.
— ... ... Hanyû,
je sais ce que tu veux me dire.
Tu veux me rappeler que tu m'avais bien dit de ne pas me faire trop d'espoirs, n'est-ce pas ?
— ... ...
— ... Comment tu peux oser... m'interdire d'avoir de l'espoir ?
C'était la première fois que j'atterrissais dans un monde aussi chanceux.
J'étais persuadée que cette fois-ci, je gagnerais.
... Mais toi, déjà dans le magasin, tu m'avais mise en garde.
Tu m'avais dit de ne pas me faire trop d'espoirs.
Hanyû avait probablement déjà remarqué la différence de date ce jour-là.
Elle avait su que même si les mondes se ressemblaient énormément, il y avait une différence d'une semaine et que l'on ne pouvait pas simplement attendre que les choses se passent sans rester sur ses gardes.
Elle avait su que le fait de donner la poupée à Mion n'était pas l'assurance d'un futur radieux.
— ... Ça fait un moment que nous sommes ensemble, toi et moi.
Je sais que tu vas me le demander, alors je préfère te répondre tout de suite :
non, je ne savais pas ce qu'il allait se passer aujourd'hui.
Mais il y a une chose que je peux te dire.
... La chance d'un individu est aussi changeante que le ciel en automne. Il n'y a aucune raison d'y accorder la moindre importance, elle ne joue qu'un rôle minime dans la vie.
Un dé a six faces, chacune d'entre elles portant un numéro, de 1 à 6.
Mais cela ne va pas plus loin. Les humains disent qu'un 6 est un signe de chance, mais ça, c'est une convention dont ils ont décidé arbitrairement.
Si aucune des faces du dé n'a d'importance, alors quel que soit le résultat du lancer, il n'y a pas raison de déprimer.
Une série de 1 ne déclenche plus la mauvaise humeur du joueur, ni les mauvais pressentiments.
Dans la vie, il y a autant de chances de tomber sur un 6 que sur un 1, les dés sont faits comme ça. Mais c'est la frivolité de l'être humain que d'accorder à l'une des faces plus d'importance qu'aux autres.
— ... Pfff... J'imagine que vivre seulement une centaine d'année n'est pas suffisant pour inculquer des leçons de vie.
— Rika, je sais que je te l'ai déjà plusieurs fois dit, mais ce monde n'est pas si extraordinaire que tu ne le crois.
Avec de la patience, tu pourras retrouver un monde aux conditions tout aussi avantageuses.
— Avec de la patience ? Quoi comme patience, trente ans ? cinquante ans ?
trois cents ans ?
Nous sommes toutes les deux à bout de force, Hanyû.
Rien que déjà pour la prochaine fois, il est évident que la prise de conscience de ma réincarnation n'aura lieu qu'en juin 1983. Nous ne pourrons plus jamais revenir avant cela.
D'ailleurs, cette prise de conscience interviendra toujours de plus en plus près de l'heure de ma mort.
Tu veux quoi, que je retente ma chance encore et encore, sur des périodes de quelques jours ?
Même quand j'avais des années pour me préparer et m'habituer, le processus menaçait de me rendre folle, je te signale !
Alors quoi, tu veux que je revive plusieurs centaines d'années par groupes de une à deux semaines ?
Mais t'es pas bien dans ta tête, j'y arriverais jamais ! Jamais, ah ça non, c'est fini, tout ça...
Ahaha, hahahaha...
J'avais fait un pari.
J'avais posé toutes mes billes sur le tapis en annonçant ma victoire.
Et j'avais perdu ce pari.
Et donc, j'avais perdu ma mise.
Il ne me restait plus une seule pièce en poche.
Cet argent qui avait fait ma richesse,
c'était l'espoir.
... Je n'avais désormais plus ni la force de rêver, ni celle de me rebeller.
— ... Non, Rika, non, non...
Je me laissai tomber à terre, d'abord assise, puis couchée sur le flanc.
Le sol aurait dû être froid, mais je ne sentis strictement rien.
— ... Alors c'est ça, perdre tout espoir ? Je comprends, maintenant...
Ahahaha, hahahaha....
J'avais toujours pensé que les êtres humains pouvaient vivre de pain et d'eau fraîche.
Mais c'était faux.
L'être humain avait besoin d'espoir pour continuer à vivre.
Il avait besoin de penser qu'à force de vivre, il finirait bien par se passer quelque chose de sympa.
Sauf que ça, c'est le cas lorsque l'on est une personne normale.
Une personne comme moi, une sorcière qui sait déjà de quoi demain sera fait, ne peut pas tromper ses angoisses en misant sur le futur...
— ... Tu sais quoi, Hanyû, j'en ai ras le bol.
Pas seulement de ce monde-ci, les mondes d'après ne m'intéressent plus non plus.
Qu'ils aillent se faire foutre, eux aussi...
— Non, Rika, il ne faut pas dire ça, voyons.
... Rika... Rika !
La voix de Hanyû se fit de plus en plus distante.
Peu à peu, je perdis mes cinq sens. Toujours avachie sur le sol de la cuisine, je me laissai peu à peu sombrer dans un troubillon sombre et diffus, qui m'engloutit tout entière…