La thèse de grand-père avait été souillée.
Nous avions pourtant trouvé la preuve ultime de l'existence de la maladie. Pourquoi est-ce que les gens refusaient de croire à la réalité, même lorsqu'on leur mettait le nez dedans ?
“Je n'ai jamais entendu ce genre de choses.”
“Je n'arrive même pas à l'imaginer.”
“Ça n'est pas possible.”
Combien de temps encore devrai-je entendre ces inepties ?
Je me contrefous de savoir si l'homme de la plèbe peut ou non comprendre les nouveaux concepts scientifiques ou philosophiques.
Pourquoi est-ce que tout le monde refuse de croire aux évidences que nous avons démontrées ?
Et pourquoi tout le monde persiste à croire aveuglément en la supériorité intrinsèque de l'être humain ?
L'homme n'est qu'une race d'animaux parmi tant de millions d'autres.
Comment peut-il s'abroger du contrôle de tout parasite, alors qu'il est prouvé que certains parasites contrôlent leur hôte et que l'être humain est l'un des hôtes potentiels ?
En fait, là n'était même pas le problème.
Le problème était beaucoup plus profond que ça.
Jusqu'à présent, les gens avaient compris la thèse de grand-père, ils avaient été d'accord avec lui.
C'est parce qu'ils avaient été subjugués par ce que laissait entrevoir cette thèse que les grands décideurs des ministères de la Santé et de la Défense avaient donné leur accord.
Et pourtant, tout avait été abandonné du jour au lendemain.
Alors quoi ? Est-ce que tout avait été uniquement dû à la présence de Pépé Koizumi ?
Mais alors, personne n'avait réellement lu sérieusement les thèses de grand-père ?
Est-ce qu'ils avaient joué les béni-oui-oui simplement pour bien se faire voir ?
Mais alors, à quoi est-ce que mon travail a servi jusqu'à aujourd'hui ?
Je croyais que j'avais réussi quelque chose, que j'avais accompli quelque chose, mais quoi ?
Je n'y comprenais plus rien. Mon quotidien devint triste et morne.
Plus je réfléchissais, et moins je trouvais de sens à mon existence.
J'étais née --
enfin, Miyo Takano était née pour se rendre utile à grand-père, et c'était à ça que devait servir sa vie.
Et en fin de compte, je n'ai rien réussi à faire.
Je me suis vantée devant Jirô de vouloir découvrir le 4 et le 5, mais j'aurais mieux fait de me taire...
Non, non, NON, NON !
À chaque fois que mon esprit se met à réfléchir, la seule chose qu'il trouve, ce sont des reproches à me faire.
La seule solution que j'avais trouvée pour m'empêcher de craquer était de boire, encore et encore...
Est-ce que c'était si anormal que ça de penser que l'être humain pouvait avoir ses pensées manipulées par une autre espèce animale ?
Bien évidemment, ce n'était pas l'agent pathogène du syndrome de Hinamizawa qui avait donné naissance à la philosophie ou à la pensée.
Au pire, il réussissait à rendre son hôte fou à lier.
Ce n'était pas lui qui avait implanté l'idée du capitalisme ou du socialisme dans le cœur des hommes.
Grand-père a vécu à une époque où les idéologies des hommes définissaient le monde.
Je veux bien admettre qu'éventuellement, il a pu avoir tendance à sur-interpréter les choses, mais ce n'est pas une raison pour nier le côté visionnaire de sa thèse.
On ne peut pas simplement démolir une thèse scientifique simplement parce qu'elle est difficile à croire.
Mais surtout...
ce qui était vraiment vexant, c'est le fait qu'ils aient fait l'impasse sur le lien entre Rika Furude et le village.
Depuis le début, grand-père a continuellement mis en garde et répété et même forcé le trait sur l'importance cruciale de l'existence de la Reine Mère.
Mais il lui était impossible de prouver que la mort de la Reine Mère entraînerait la mort de la colonie. C'était une boîte de Pandore.
C'était un fait que l'on ne pouvait constater qu'après la mort de Rika Furude, c'est-à-dire, lorsqu'il serait trop tard.
Et nos recherches ont prouvé, de manière objective et irréfutable, que Rika Furude était si spéciale.
Nous avons mené plusieurs expériences qui ont permis de prouver que son état de santé avait une influence directe sur la santé des autres porteurs de la maladie.
Sa mort entraînera probablement la mort de toutes les personnes infectées.
Ça ne peut pas être remis en cause !
Grand-père en était déjà persuadé, dès le début de ses recherches !
Comment pouvait-on oser parler d'histoire bancale, de scénario de manga ?
Nous avions fait tant d'efforts pour éviter ce cas de figure, nous avions préparé tant de choses pour être prêts à passer à l'action en cas d'accident, cela nous avait coûté des sommes folles, et pourtant, tout cela avait été réfuté d'un haussement moqueur d'épaules. Les gens croyaient que ces sommes étaient en fait détournées...
J'ai simplement hérité des projets et des recherches de grand-père.
C'est pourquoi tous ceux qui se moquent de mes recherches se moquent aussi de lui, automatiquement.
Et lui a bien expliqué dans sa thèse que le plus important était de protéger la Reine Mère.
Cela semblait être un fait indéniable, une évidence d'une importance capitale, et pourtant, ce fut le point dont lequel les gens se sont le plus moqués !
Plus je laissais mon cerveau à mes souvenirs, et plus j'entendais les insultes et les commentaires blessants.
Incapable de supporter ces voix, je ne pus m'empêcher de couvrir mes deux oreilles, même si je savais que les gens n'étaient plus dans la pièce...
... ... Je parie que ces idiots me prennent pour une folle.
J'avais voulu leur montrer l'importance de l'Institut Irie, mais je n'avais obtenu que l'effet inverse.
Je suppose que maintenant qu'ils se sont bien moqués de la maladie, les gens du conseil d'administration feront tout pour nous couper les robinets le plus vite possible.
Et lorsque cela sera arrivé, je devrai continuer toute seule.
Exactement comme grand-père l'avait fait.
Mais je savais par expérience que même le chercheur le plus passionné ne peut pas tout faire s'il reste tout seul.
D'ailleurs, à bien y réfléchir, je n'étais même pas sûre d'avoir le droit de continuer les recherches, même toute seule...
Lorsque l'institut sera fermé, tous les anciens chercheurs devront garder le secret sur les travaux qu'ils ont menés ici.
J'ai d'ailleurs signé un contrat stipulant que j'étais d'accord avec cette mise au secret.
Ce n'était pas comme si j'avais simplement promis de me taire.
Si jamais quelqu'un devait découvrir que j'avais parlé, alors l'État enverrait des troupes spéciales à mes trousses, un peu comme nos chiens de montagne, pour me faire assassiner !
... Mais même en imaginant qu'ils n'aillent pas jusque là.
L'Institut Irie devra éradiquer la maladie, puis détruire tous les documents qui la décrivent, et effacer toute trace de leurs travaux.
Il ne suffisait plus de guérir la maladie.
Il fallait faire croire qu'il n'y avait jamais eu de maladie, depuis le début.
J'avais voulu continuer les recherches de grand-père pour pouvoir un jour les exposer au monde entier, mais telle que j'étais partie, j'allais faire exactement le contraire.
J'allais prendre des documents qu'il avait pu créer et conserver pendant un demi-siècle, pour pouvoir mieux les détruire.
Notre médicament était plus ou moins terminé.
Ce salaud d'Irie était particulièrement zélé dans ce domaine, et ce domaine uniquement.
Le pire, c'est qu'il était vraiment doué et méritant.
Je pouvais être certaine qu'il réussirait à exécuter nos ordres et qu'il préparerait un dossier expliquant comment éradiquer la maladie dans les trois prochaines années.
Le conseil d'administration acceptera certainement de nous accorder un budget généreux pour ça.
Et je parie qu'Irie travaillera dur pour remplir sa part du contrat et cacher au monde entier l'existence de la maladie.
Tout comme il avait, sans la moindre hésitation, accepté d'abandonner le H170 et ses dérivés.
La seule chose que je pouvais faire, c'était le regarder se débrouiller seul.
Tout comme lui m'avait laissée travailler seule sur les autres projets, auparavant.
Lorsque tout sera fini, serai-je capable d'écrire une thèse que je sais vouée à la destruction ?
Serai-je capable de l'apprendre par cœur et de me donner la mort, pour pouvoir au moins la montrer à grand-père, dans l'au-delà ?
... Je ne pense pas que ça lui plaira.
Lorsque nous nous retrouverons, il ne m'accueillera pas à bras ouverts, c'est certain.
Il me reprochera certainement d'avoir réduit en fumée les efforts de toute sa vie...
Je voulais faire publier sa thèse, faire connaître le syndrome de Hinamizawa au monde entier.
Je voulais que les gens pussent se rendre compte de son travail extraordinaire.
Je voulais graver son nom dans l'histoire... et le rendre éternel, comme un dieu.
Grand-père avait attendu cet instant toute sa vie, il avait toujours cru en ses recherches. Je savais qu'il attendait toujours son heure, même aujourd'hui, même après sa mort...
... Et moi, avec mes conneries, j'avais tout foutu en l'air...
Je voulais en faire un dieu.
Je voulais moi aussi devenir l'égale d'un dieu.
Comme ça, nous aurions été liés pour l'éternité, et je n'aurais plus eu à craindre la solitude.
Si je devenais l'égale des dieux, eux ne pouvaient plus m'infliger d'épreuves.
Le malheur n'aurait jamais plus pu me frapper, je n'aurais plus connu d'accident de train.
Grand-père ne serait pas mort, et Pépé Koizumi non plus.
Et je n'aurais plus jamais connu la solitude.
Mais désormais, j'étais bel et bien seule.
Il n'y avait plus personne de mon côté.
J'avais simplement dansé de joie sur une scène déserte, sans aucun public, aux anges sans aucune raison valable.
Et maintenant que j'arrêtais de danser, je me rendais compte que personne n'applaudissait, et qu'en fait, tout le monde se moquait de moi.
... Ou peut-être pas. Je crois qu'en fait, personne n'avait jamais prêté attention à mon existence...
Mes parents étaient morts, grand-père était mort, pépé Koizumi était mort.
Par trois fois, les jets de dés des dieux avaient apporté le chaos et la solitude dans ma vie.
À chaque fois, j'avais cru que je m'étais sortie toute seule de mes malheurs, mais en fait, pas du tout.
À chaque fois, j'ai simplement été protégée par un nouveau tuteur.
Et cette fois-ci, je n'avais plus personne pour devenir mon tuteur...
Autrefois, j'étais arrivée à Hinamizawa avec la ferme intention de botter le cul à la déesse Yashiro et à prendre sa place. Où était passée ma hargne, ma gnaque d'antan ?
Je n'étais plus rien, plus qu'une loque humaine dont les dieux pouvaient disposer à l'envi...
D'un seul coup, tout me parut futile et sans aucune importance.
Et pour ne pas avoir trop à penser et toujours prendre les événements sans leur accorder la moindre importance, je pris l'habitude de me saouler, de boire encore et encore...
Une voiture luxueuse noir de jais s'arrêta brusquement à ma hauteur.
Me rappelant soudain comment les gardes m'avaient rattrapée lors de ma fuite de l'orphelinat, je dégrisai instantanément.
Deux hommes en costumes noirs portant des lunettes de soleil sortirent des deux portes avant.
Une pensée me traversa l'esprit :
ces hommes étaient à la solde de l'un de nos clients.
J'étais l'une des personnes les plus importantes sur un projet de développement d'arme bactériologique.
Les gens du gouvernement voulaient non seulement cacher mon existence, mais en plus, ils me considéraient comme un peu folle,
ils ne pouvaient donc pas se permettre de me laisser dans la nature.
J'étais sûre qu'ils étaient là pour m'enlever et me faire disparaître dans un bloc de béton...
Lorsque je les vis avancer vers moi, je sus qu'ils allaient m'attraper et me faire monter de force dans la voiture.
Je pris ma résolution, prête à vendre ma peau le plus cher possible. C'est pourquoi je fus très surprise lorsqu'ils baissèrent la tête bien bas pour me saluer.
— Vous êtes bien le Commandant Miyo Takano, directrice adjointe de l'Institut Irie ?
— ... D'habitude, oui.
Ce soir, je ne suis qu'une loque humaine imbibée d'alcool.
— Nous connaissons quelqu'un qui aimerait vous rencontrer.
Est-ce que vous voulez bien nous suivre ?
— ... ... De toute façon, si je vous disais non, vous m'emmèneriez de force, j'imagine, n'est-ce pas ?
De toute manière, ils sont là pour me tuer.
Et que m'importe de vivre désormais, puisque je ne pourrai jamais exaucer le vœu de grand-père...
Alors, une personne qui était assise à l'arrière se fit entendre.
— Si vous ne voulez pas, tant pis.
Mais je pense, Mon Commandant, que nous pourrions vous venir en aide.
Cette femme était jeune, elle devait avoir à peu près mon âge.
Mais je ne l'avais jamais vue.
Si elle connaît ma position au sein de l'Institut Irie, c'est qu'elle a un rapport avec nos clients.
... De toute manière, elle est trop jeune pour être l'un de nos clients.
... Elle n'est probablement qu'une jolie femme qui représentait l'un d'eux.
... Même en continuant à vivre, je ne pourrai plus faire de grand-père un dieu.
Et encore moins en devenir un moi-même.
Peu importait l'endroit où les gens trouveraient mon cadavre... cela n'avait plus d'importance.
Résolue au pire, je m'assis sur la banquette arrière.
Les hommes en noirs se rassirent dans la voiture et celle-ci démarra, sans à-coups, sans bruit, comme cela seyait si bien aux voitures de luxe...
Pendant un long moment, le silence régna dans l'habitacle.
Je ne m'étais pas invitée toute seule.
Ils n'avaient qu'à commencer à faire la conversation, ce n'était pas mon rôle.
— ... Je suppose que si je vous dis que cela faisait longtemps que je ne vous ai pas vue, vous n'allez pas être bien plus avancée.
Je vous ai croisée lors de la cérémonie donnée en l'honneur de la crémation de Maître Koizumi.
— ... Effectivement, je ne m'en souviens pas.
Veuillez accepter mes excuses.
Il y avait eu tellement de monde là-bas...
Je n'avais pas souvenir d'avoir croisé quelqu'un en particulier.
Mais c'était étrange de commencer la conversation en parlant de ça.
... Se pouvait-il qu'elle fût du côté des partisans de Maître Koizumi ?
— Maître Koizumi était l'un des maîtres penseurs de la reconstruction du Japon après la guerre, et c'est lui qui a mené la danse pendant bien longtemps.
Il serait difficile de parler de l'évolution pacifique du Japon actuel sans parler de lui et de tout ce qu'il a réalisé.
— ... ... ...
— Lorsque le pays dut renaître de ses cendres, les grands de notre nation s'allièrent, mais malheureusement, cette époque est désormais révolue.
La paix s'est installée, et depuis peu, une génération qui n'a pas connu les terres brûlées des bombardements américains a accédé au pouvoir. Et ces gens ne comprennent pas tous les sacrifices de leurs anciens.
... Maître Koizumi était le dernier des anciens. Il était l'un des derniers grands piliers et des grands décideurs qui menaient notre nation vers le XXIème siècle, mais...
— ... À la mort de Maître Koizumi, ses partisans ont été évincés.
Les autres factions ont étendu leur influence et se mènent une guerre interne impitoyable, n'est-ce pas ?
Jirô m'avait déjà expliqué un peu la situation.
Depuis l'ère des guerres civiles, le Japon n'avait pas évolué ; à chaque fois qu'un homme vraiment puissant et influent mourait, d'autres s'entretuaient pour sa succession.
Cela faisait pourtant cinq siècles que nous connaissions la chanson...
— Oui, c'est exact.
Le Japon est devenu un pays où il fait bon vivre, mais qui a oublié l'attitude de ceux qui ont permis cet état de fait.
En ce moment, “Tôkyô” est ébranlé par les guerres internes des différentes factions, cela n'arrête pas. Elles veulent chacune tirer la couverture à soi et obtenir le plus possible des postes laissés vacants.
Si les anciens dirigeants voyaient cela, ils seraient certainement écœurés.
— ... ... Soit, mais j'ai toujours du mal à cerner le rapport avec moi.
— Ah bon ? Parce que vous n'êtes peut-être pas la plus grande victime de ces guerres internes ?
Je pense que vous avez eu le temps de remarquer la soudaine différence de traitement dans la manière qu'ont vos supérieurs de vous considérer ?
— ... ... ...
Si mes souvenirs étaient exacts, les recherches avaient pu commencer grâce à l'engagement et à l'insistance de Maître Koizumi.
Et bien sûr, les actuels dirigeants allaient exactement dans la direction opposée.
Peut-être qu'en fait, le contenu des recherches ne les intéressait pas. Ils voulaient simplement faire cesser tous les projets ayant un rapport trop prononcé avec Maître Koizumi...
... Mais donc... Cela voulait dire qu'ils n'étaient pas forcément aussi ignares qu'ils le prétendaient ?
... Oui... Grand-père avait été victime du même concours de circonstances.
À l'époque où Maître Koizumi avait fait venir les grands académiciens chez nous, ceux-ci avaient eu des réactions très différentes entre leur première lecture de la thèse et le jour où ils nous avaient effectivement rendu visite.
D'ailleurs, Maître Koizumi m'avait bien expliqué que les puissants d'alors avaient tout fait, dans l'ombre, pour torpiller les recherches...
— Les recherches sur le syndrome de Hinamizawa étaient le point d'orgue du projet alphabet. C'était le projet le plus visionnaire, le plus financé, celui qui occupait le plus de personnes, bref, le plus cher.
Toute faction désireuse de montrer son accession au pouvoir est presque obligée de sacrifier ce projet, pour en faire un exemple et envoyer un signal fort à toutes les autres factions.
— ... Le projet doit donc être sacrifié pour impressionner les autres ?
— Je pense pouvoir affirmer que les recherches sur le syndrome de Hinamizawa les intéressent beaucoup.
Mais ils ne peuvent pas se permettre de garder ce programme, car il ne vient pas de leur faction.
C'est surtout pour vous faire comprendre ce détail que je suis venue vous voir aujourd'hui.
— Mais alors, ils ne s'intéressent pas le moins du monde à l'utilité de nos recherches ?
Peu importe l'objet de l'étude.
Ils ont seulement regardé si c'était un projet de la faction Koizumi ou pas...
— Exactement.
Ce sont les factions qui font la pluie et le beau temps.
Quand c'est votre faction qui est aux commandes, vous avez le vent en poupe, et quand ce n'est pas le cas, vous essuyez une tempête.
Mais il n'est malheureusement pas facile de s'en remettre.
— Vous voulez dire qu'il ne sera pas facile de faire disparaître l'inimitié récemment apparue chez nos clients ?
— Oui. Le projet alphabet nous a été entièrement repris. Chaque membre du conseil d'administration a été remplacé, et maintenant, ils essaient tous de s'en mettre plein les poches. Ils n'avaient aucune intention de vous écouter lorsque vous leur avez réexpliqué le projet.
Le souvenir de cette humiliation m'assaillit, et inconsciemment, mes ongles tentèrent de se planter dans mes cuisses...
— ... ... J'aimerais parler maintenant un peu d'autre chose.
Madame Takano, dans quel but menez-vous ces recherches ?
— Hein ?
... Par curiosité scientifique et intellectuelle, pourquoi ?
— Ce n'est donc pas à cause de la promesse que vous avez faite à votre grand-père, le Professeur Hifumi Takano ?
Je la regardai, interloquée.
Maître Koizumi m'avait mise en garde, nos clients ne devaient pas l'apprendre ! C'était d'ailleurs pour cette raison que je ne le leur avais jamais avoué.
... Où avait-elle pu apprendre une chose pareille ?
Si nos clients savaient tout cela...
ils savaient probablement bien plus de choses que je ne l'imaginais.
— Qui vous a parlé de ça ?
— Maître Koizumi lui-même.
— QUOI ?
— Nous ne sommes pas vos ennemis, Madame Takano.
Vous pouvez vous détendre.
Nous sommes venus ici pour vous proposer notre aide.
— ... ... ...
Je ne savais toujours pas qui elle était au juste, mais elle me voulait quelque chose.
Que pouvait-elle bien vouloir marchander avec moi ?
Puisqu'elle est au courant pour le lien entre moi et grand-père, je dois absolument rester sur mes gardes...
— Hélas, j'aimerais bien vous faire comprendre depuis tout à l'heure que si vous désirez notre aide, il faudra nous dire la vérité,
mais cela n'est pas très efficace jusqu'à présent.
— ... Je ne vois pas de quoi vous voulez parler.
— Quelles sont vos véritables motivations dans ces recherches ?
Je voulais faire reconnaître les travaux de grand-père et inscrire son nom dans l'Histoire pour en faire un dieu.
— ... ... ... ...
— Vous voulez que le monde entier reconnaisse la valeur des recherches de feu le Professeur Takano.
... Vous voulez vous venger des imbéciles qui ont osé marcher sur la thèse de votre grand-père. C'est bien cela, n'est-ce pas ?
J'eus toutes les peines du monde à cacher ma surprise et ma peur.
Que sait-elle au juste sur moi, cette femme ? Tout ?
Qui est-elle, d'où sort-elle ?
Pourquoi est-ce qu'elle connaît mes moindres pensées ?
— ... ... ...
Mais bien sûr, je ne pouvais pas me permettre de lui donner raison.
C'était une question de principe, pour sauver la face...
Sauf que la femme aux traits grâcieux et au rire angélique devant moi savait distiller bien mieux que moi les murmures de la tentation,
et, depuis tout à l'heure, en secret, riait de moi.
Car il y a rire et rire, le sens est bien différent.
On peut rire avec bonté, gentillesse, mais on peut aussi rire de quelqu'un, avec mépris, pour s'en moquer.
Cette femme connaissait déjà les moindres recoins de mon âme. Elle était simplement en train de voir si j'allais lui dire la vérité ou bien essayer de lui mentir.
Elle n'avait pas besoin de moi pour connaître la vérité, elle la connaissait déjà.
Elle était en train de voir si elle pouvait me faire suffisamment confiance pour m'avouer qu'elle savait déjà tout.
— Si jamais je fais fausse route, je vous demande pardon.
Nous pouvons vous déposer à la prochaine gare de votre choix.
Je crois que d'ici, il est plus facile de vous laisser à la gare de Gogura.
— ... Euh, je...
— Mais si jamais...
Si jamais ce que je viens de vous dire est plutôt proche de la vérité, alors...
Eh bien, je crois que nous aurions tout intérêt à nous prêter mutuellement main-forte.
Alors ? Qu'en dites-vous,
Miyo Takano ?
— ... ... ...
Je ne répondis rien, mais au point où nous en étions, ne pas répondre était une réponse.
Mon silence lui signifiait implicitement que j'attendais de savoir ce qu'elle voulait me proposer.
Jusqu'à aujourd'hui, je me suis toujours cachée derrière un but assez immatériel.
Mais cette femme a su trouver les mots pour désigner précisément ce que j'essayais de faire.
Mon but dans ces recherches était de venger grand-père.
Je voulais que les mêmes gens qui avaient osé rire de ses thèses et marcher dessus fussent obligés de la ramasser, de se l'arracher des mains pour avoir le droit de la lire.
Je voulais les voir l'apprendre par cœur, la réciter, la vénérer.
C'était ça, ce que j'avais voulu atteindre...
Cette femme avait su lire en moi mon désir le plus secret et me le renvoyer à la figure, pour me mettre au pied du mur. Alors, était-ce bien cela, oui ou non ?
Quelle était la nature de cette femme ?
Ange ?
ou démon ?
Si je partais de la base que j'étais un être humain, alors elle était un être supérieur, mais de quelle nature ?
— Votre plus grand malheur, Madame Takano, est de n'avoir jamais compris ce que vous vouliez vraiment faire.
C'est pourquoi vos recherches ne vous ont jamais menée nulle part, malgré tous vos efforts.
Votre but était trop vague, c'est pour ça que vous ne pouviez pas l'atteindre, et c'est pour ça que vous vous posez des questions sur votre misérable existence.
... N'ai-je pas raison ?
Hmpfhfhfhfhf...
Cela ne vous intéresse pas tant que ça que de découvrir tous les secrets du syndrome de Hinamizawa.
Ce que vous souhaitez réellement, ce n'est pas du rêve ni du théorique.
Vous ne voyez pas ?
Imaginez la scène...
Les plus grands de ce monde, les décideurs de ce pays, lisant avec surprise la thèse de votre grand-père, croyant chaque mot et chaque virgule sans jamais l'ombre d'un doute.
Vous voulez les voir, humbles, tenant précieusement les vieilles feuilles de papier de l'original de la thèse, celui où l'on voit encore les marques des chaussures des imbéciles qui l'ont rejetée, louant à qui-mieux-mieux son esprit visionnaire.
Alors ? Ça y est ? Vous pouvez voir la scène ?
... ... C'était une image mentale que je voyais pour la première fois de ma vie.
Et peut-être bien qu'effectivement, c'était de ça dont j'avais rêvé en secret toute mon existence.
— “Le syndrome de Hinamizawa”, c'est une expression créée par votre grand-père, n'est-ce pas ?
Eh bien imaginez un jour où ce mot sera lu et répété partout dans le pays, peut-être même ailleurs dans le monde. Ce mot fera les gros titres, il finira gravé dans le marbre, dans l'Histoire, pour l'éternité.
— Il restera...
pour l'éternité...
— Oui, pour toujours.
Et alors, les travaux, les recherches de votre grand-père le deviendront aussi.
Hmpfhfhfhfhf...
C'est bien cela, le rêve que vous avez poursuivi toute votre vie, n'est-ce pas ?
Hmpfhfhfhfhfhfhfhf...
Les travaux de grand-père resteront à jamais gravés dans les mémoires.
Pour toujours.
Pour l'éternité...
— Et pourtant,
aujourd'hui, des imbéciles notoires, avides de pouvoir et d'argent, sont sur le point de tout détruire, simplement pour de simples guéguerres d'influence !
Et ces porcs
marcheront sur vos rêves
comme d'autres avant eux ont jadis marché sur la thèse de votre grand-père.
Vous comprenez ?
Hmpfhfhfhfhfhf...
— ... ... ...
— Ooh, j'imagine bien votre frustration.
Vous aviez préparé tant de documents, tout comme votre grand-père l'avait fait avant vous.
Et il vous est impossible de leur pardonner de s'être moqués de vous, de s'être moqués de lui !
Ces porcs ne méritent pas le pardon, c'est ça que vous pensez, n'est-ce pas ?
N'ai-je pas raison ?
Bien sur que j'ai raison.
Je pense qu'en fait, jusqu'à présent, vous étiez bien trop gentille. Votre esprit n'arrivait pas à vous fournir les mots pour porter de la haine en votre cœur. N'est-ce pas ?
— ... ...
Une sensation étrange remonta en moi. Ma respiration se fit haletante.
La confiance, la méfiance, une peur diffuse du danger ainsi qu'un sentiment de paix intérieure se mélangeaient en moi.
Mon pouls s'était accéléré, et mes doigts tremblaient nerveusement.
Mais pourquoi ressentais-je cette quiétude ?
Parce qu'enfin, quelqu'un avait mis le doigt sur un rêve que je n'avais jamais été capable de définir, même à mon âge.
Et aussi parce qu'elle m'avait fait comprendre d'où venaient ma colère et ma frustration.
Et pourquoi alors avais-je des doutes sur elle ?
Justement parce qu'elle avait été capable de me dire des choses sur moi que personne avant elle,
que même moi-même, je n'avais pas été capable de savoir sur mon propre compte.
— Allons, Miyo.
Vous pouvez bien me le dire ?
Si jamais ce que je vous ai dit
est exactement ce que vous pensiez, alors...
Eh bien, alors je crois bien que je peux faire quelque chose pour vous aider à prendre cette revanche.
— ... ... Euh,
je... Je...
— Eh bien alors, que vous arrive-t-il ?
Vous ne vous sentez pas bien, peut-être ?
Alors tant pis, nous allons vous déposer à la gare la plus proche.
Pas la peine de vous retenir ici plus longtemps.
— Non... Non...
J'avais vraiment dit cela par à-coups, du bout des lèvres.
Comme je le faisais lorsque j'étais une petite fille et que j'avouais avoir fait une bêtise...
— ... Vous avez dit quelque chose, Miyo ?
Hmpfhfhfhfhfhf...
Elle avait parfaitement entendu. Elle voulait simplement voir si j'oserais m'humilier en le disant une deuxième fois.
— Non, je veux dire,
je me sens... très bien.
— Hmpfhfhfhfhfhf...
Ah oui ? Eh bien alors, tant mieux.
Reprenons où nous en étions.
— Imaginons que vous ayez vu juste.
Que pouvez-vous faire pour moi, concrètement ?
— Je peux vous aider à vous venger doublement.
Vous devez tout d'abord venger votre grand-père.
Ensemble, nous pouvons faire en sorte que ces imbéciles ramassent sa thèse et se prosternent devant elle.
Et de plus, vous pourrez vous venger du conseil d'administration, qui a tenté de détruire l'œuvre de votre vie, l'œuvre de vos vies, dirais-je même, simplement pour pouvoir se gorger encore un peu plus de pouvoir et d'argent corrompu.
Pour que vous puissiez faire payer à ces porcs l'humiliation qu'ils vous ont fait subir.
— ... Me venger du conseil d'administration…
en les faisant se prosterner devant la thèse de grand-père.
— Pour être franche avec vous, je ne vous propose cette collaboration que parce que nos objectifs convergent.
Je ne peux simplement pas supporter de regarder ces hommes cupides détruire tout ce que Maître Koizumi a tenté de faire pour cette nation.
Si nous avions eu plus de pouvoir au sein de l'organisation, cela ne serait pas arrivé, mais tant pis.
Le vent a tourné, et ce projet ne retrouvera plus jamais ses buts et ses idéaux d'antan.
Il n'est devenu qu'une vaste porcherie destinée à engraisser les pourceaux.
Si nous le laissons en état, le nom de Maître Koizumi sera souillé.
Il nous faut mettre un terme au projet alphabet tout entier.
— ... Vous voulez que le mouton qui aurait dû être sacrifié devienne le loup qui les mènera à leur perte ?
— Si vous préférez garder secrètes les théories révolutionnaires de votre grand-père et les emporter dans la tombe, je ne veux pas vous forcer, bien sûr.
Non...
tout mais pas ça.
Je peux traîner dans la boue et la fange, ça ne me dérange pas.
Mais pas grand-père.
Non, il faut absolument faire connaître sa thèse...
— Vous ne voulez vraiment pas faire entrer les thèses de votre grand-père dans l'Histoire ?
Hmpfhfhfhfhfhf...
Vous êtes sûre que vous n'y avez jamais songé ?
— ... Si.
Si, c'était même exactement ça que je pensais être ma raison de vivre...
— Eh bien alors, travaillez avec nous. Nous pouvons vous aider à réaliser ce rêve.
C'est ainsi que, un soir où j'avais reconnu n'être qu'une loque humaine, un soir où j'avais préféré me noyer dans l'alcool plutôt que réfléchir, j'avais obtenu un nouvel allié.
Était-ce un ange ou un démon ?
La question restait entière.
Je me suis battue contre le conseil d'administration, pour obtenir une extension des recherches.
Mais en fait, ce n'était pas ça que j'aurais dû faire.
Parce que ce n'était pas mon vrai but.
Mon but n'était pas de continuer à étudier le syndrome de Hinamizawa.
Mon but était de faire reconnaître les thèses de grand-père.
J'avais pensé réussir cela en faisant des recherches sur la maladie, mais sans m'en rendre compte, j'avais fini par considérer le moyen comme une finalité en soi...
Je ne devais pas dédier ma vie à continuer les recherches de grand-père, en fait.
Je devais réparer l'injustice qui lui avait été faite. Je devais venger son honneur bafoué.
Cette femme m'a promis bien des choses.
Elle a promis de faire entrer les recherches de grand-père dans l'Histoire, de les rendre éternelles.
Et elle m'a aussi promis que je pourrais me venger des imbéciles qui se sont moqués de lui et de moi.
Lorsque Pépé Koizumi est mort, j'ai cru que les dieux avaient recommencé leurs jets de dés contre moi.
Mais en fait, ma volonté avait paré ces coups du sort en faisant appel à de nouvelles forces.
Cette rencontre n'avait certainement pas été le fruit du hasard.
Espèces de salauds... Dieux des hommes, tous autant que vous êtes, vous me le paierez !
Je me remettrai de la mort de Maître Koizumi, et j'en ressortirai plus forte.
Et je ferai de grand-père l'égal d'un dieu...
et je me vengerai de vous, pour tout ce que vous m'avez fait subir.
Ce n'est pas une menace,
c'est une promesse...
Je me vengerai.
JE ME VENGERAI !