J'avais mal lu l'heure et étais arrivé trop tôt.
Les panneaux d'affichages se mirent à tourner, encore et encore, faisant défiler les heures et les destinations.
J'avais encore longtemps à attendre avant le départ de mon avion pour Sapporo.
Il me restait plus d'une heure avant le début de l'enregistrement des passagers et des bagages.
Je pourrais peut-être faire un somme sur l'un des bancs...
Après tout, je suis venu ici directement après le travail -- la fatigue commençait à se faire sentir.
Je me dirigeai vers le banc le plus proche, y posai mes affaires, puis m'assis bien au fond du siège.
— Pouh...
Je poussai un long soupir, naturellement, comme tous ces hommes vieux et fatigués.
Je faisais toujours mon possible pour paraître frais comme un gardon, mais mine de rien, j'étais déjà presque entre deux âges.
On m'avait dit que le corps se dégradait irréversiblement après 25 ans... Je devais malheureusement admettre que c'était vrai.
Ces derniers temps, le travail avait toujours suffi à m'épuiser -- je n'avais quasiment jamais de temps à moi tout seul.
Je crois bien que la dernière fois que j'ai voyagé seul, c'était pendant mes études.
Aujourd'hui, j'allais revoir un vieil ami.
Quoique... Ai-je vraiment le droit de le considérer ainsi ?
C'est plutôt un compagnon d'infortune.
Il avait pris sa retraite il y a deux ans, puis déménagé avec sa mère à Sapporo.
Celle-ci n'était plus de ce monde -- il vivait désormais plutôt bien, et profitait d'une sorte de deuxième vie.
Il s'appelle Kuraudo Ôishi.
Il avait été inspecteur dans la section 1 du commissariat d'Okinomiya, dans la préfecture de ****.
En fait, je ne l'avais rencontré que trois jours, ce qui était très peu, en soi.
Par la suite, nous avions échangé les vœux, par cartes postales interposées, mais sans plus.
Cela faisait donc maintenant sept ans que je ne l'avais plus vu.
Oui... Je l'ai recontré pour la première fois il y a sept ans, déjà...
C'était en l'an 53 de l'ère Shôwa. 1978, comme disent les jeunes.
J'avais quelque chose à lui demander à propos de cela. C'était important, très important.
Mais pour bien vous faire comprendre en quoi mes questions étaient importantes... il faudrait vous raconter ce qu'il s'est passé à l'époque. Je vais donc être obligé de raviver de vieux souvenirs.
À propos de cet enlèvement, qui finalement resta à jamais secret.
Et aussi... à propos de cette petite fille si mystérieuse.
... ... ...
Je m'appelle Mamoru Akasaka.
Ce que je vais vous raconter m'est arrivé en un mois de juin particulièrement chaud...
— Orrvoirr Méétraiiiisssse !
— Bien ! Au revoir, les enfants.
Faites bien attention aux voitures !
Et n'allez pas chez vos amis, rentrez d'abord à la maison !
Et n'oubliez pas de préparer vos affaires de classe pour demain matin avant d'aller vous coucher.
Les chaises et les tables se mirent à râcler sur le sol.
Puis les enfants sortirent de classe, dans leur joie et leur effervescence habituelle.
— Et là, j'te promets, il me file deux boosters si on y va !
— Pah ! Je les ai déjà, les nouvelles,
j'en veux pas !
Les cris d'enfants fusaient de tous les côtés.
Les grillons avaient beau se donner du mal, leur chant ne semblait pas atteindre les oreilles des écoliers.
Au fil des croisements et des lotissements, le groupe d'amis se fit de plus en plus mince.
Même les grandes bandes de copains finissaient toujours par s'éfilocher sur le chemin du retour, et souvent, Toshiki était tout seul lorsqu'il arrivait chez lui.
Pour lui, voir ses amis disparaître les uns après les autres lui rappelait simplement qu'il était de plus en plus proche de sa maison.
— OK, allez,
salut !
— Ouais, à demain !
Il ne restait plus que lui.
Il y avait une voiture stationnée après le prochain virage.
La fenêtre était ouverte, et le bruit de la radio s'en échappait.
C'était les dernières nouvelles ou quelque chose du genre.
— --ités ont donc procédé à l'arrestation de trois personnes pour troubles sur la voie publique et entrave aux forces de l'ordre.
Les événements liés aux protestations des villageois de Hinamizawa ont escaladé depuis les émeutes et les combats sanglants contre les CRS le mois dernier.
La police se prépare au pire.
La semaine dernière, le ministre du développement urbain, M. Inugai, s'est fait prendre à partie devant sa résidence, ...
En entendant ce nom, Toshiki s'arrêta tout net.
Soudain, un homme passa la tête par la fenêtre ouverte.
Il regardait un peu autour de lui, comme s'il allait ouvrir la portière, mais c'était un peu différent.
Lorsque Toshiki croisa le regard de cet homme, il resta interdit.
— Bouscarle chanteuse, prête.
Alouette des champs, prête.
Les blocs avant et arrières sont sécurisés.
Allez-y !
L'homme sur le siège passager murmura quelque chose à l'oreille de son voisin.
Celui-ci opina du chef, ouvrit la portière, puis se dressa devant le jeune garçon.
— ... Toshiki Inugai ?
C'est bien toi, n'est-ce pas ?
L'homme se pencha pour lire la plaquette sur son uniforme.
« To-shi-ki I-nu-ga-i »
Il avait trouvé la bonne personne...
Le téléphonne sonna pour la troisième fois.
Il aurait pu décrocher rien qu'en tendant le bras, depuis longtemps déjà.
Mais il avait toujours peur que les gens interprètent mal le fait de décrocher avant même d'attendre la fin de la première sonnerie.
C'est pourquoi il attendait toujours la troisième sonnerie pour décrocher.
Il savait d'ailleurs bien que c'était ridicule.
Mais quelque part, il se disait qu'après tout, il pouvait même se permettre de faire patienter ses interlocuteurs pendant cinq sonneries.
La tête encore occupée à penser à ses mauvaises habitudes, il attendit patiemment la fin de la troisième sonnerie, puis décrocha.
— ... Oui ?
... Allô ?
— ... ... ...
— ... Aaaallô ?
— ... ... ...
Il savait que parfois, les communications n'étaient pas toujours stables.
Dans ce genre de cas, le plus simple est de raccrocher et de laisser votre interlocuteur vous rappeler.
Mais alors qu'il s'apprêtait à reposer le combiné,
il sentit une présence, silencieuse, au bout du fil.
— ... ... Allô ?
— ... ... ...
La personne ne peut pas ne pas l'entendre.
... Mais qu'est-ce que cela voulait-il dire ?
Il savait bien que ce genre d'appels silencieux existaient.
Mais cela ne lui était encore jamais arrivé auparavant.
Et d'ailleurs, il n'arrivait pas à comprendre comment cela pouvait lui arriver.
Ce téléphone ne pouvait pas être appelé de l'extérieur.
Tout se faisait grâce à un opérateur dédié.
Il lui était donc impossible d'être appelé par un inconnu.
Ce qui expliquait pourquoi il restait interdit -- il ne savait pas comment réagir...
— Bon, écoutez, je ne sais pas qui vous êtes, mais si vous n'avez rien à me dire, je raccroche.
Débrouillez-vous.
Il éloigna le combiné et s'apprêta à le reposer.
C'est alors qu'enfin, le mystérieux interlocuteur rompit son silence...
— ... J'attends que tu te présentes, triple buse.
Si tu n'es pas le Ministre Inugai, magne-toi de raccrocher.
La voix à l'autre bout du fil se semblait pas naturelle.
Honnêtement, est-ce qu'un être humain pourrait avoir ce genre de sonorités métalliques dans la voix ? Sûrement pas.
Et pourtant, il avait déjà entendu cette voix quelque part...
Ah oui, bien sûr... dans un documentaire. Les chaînes de télé faisaient souvent ça avec la voix des témoins, pour que les gens du coin ne les reconnaissent pas.
C'était exactement ce type de voix.
— ... Qui êtes-vous ?
— ... Je viens de te dire de te présenter, triple buse !
T'es pas le ministre alors ?
Il était bel et bien Inugai, ministre du développement urbain -- mais il hésitait à l'avouer.
Ce coup de téléphone ne présageait rien de bon, et il n'aimait pas cela.
Le ministre savait bien que le mieux serait de raccrocher et de demander à l'opérateur de tracer l'appel.
Mais finalement, il se dit qu'il valait peut-être mieux donner son nom et découvrir la nature de l'appel -- en tout cas pour l'instant.
— ... Eh bien, oui.
C'est bien moi, Inugai.
Vous avez mon nom désormais, j'ose espérer obtenir le vôtre en retour ?
— ... Allons bon, mon nom importe peu.
Tout d'abord, on va commencer par vérifier si tu comprends la situation dans laquelle tu te trouves.
Tu es à ton bureau, au téléphone, c'est bien cela ?
Ouvre ton tiroir tout en bas à droite.
Le tiroir tout en bas à droite de son secrétaire ?
Celui qui est fermé à clef ? Celui qui contient les dossiers explosifs ?
Apparemment, son interlocuteur était à la recherche d'informations sensibles.
— Désolé, mais je ne compte pas l'ouvrir.
Je ne sais même pas qui vous êtes, je n'ai aucune raison de faire ce que vous voulez.
— Si tu n'ouvres pas ce tiroir, je coupe,
et tu vas le regretter.
Tu n'es pas obligé de m'avouer que tu as ouvert le tiroir -- ouvre-le et regarde un peu ce qu'il y a dedans.
Le ministre n'aimait pas cette situation.
Pourtant, il se résolut à ouvrir le tiroir, aimant encore moins les funestes prédictions de son mystérieux interlocuteur.
Il sortit la petite clef de son portefeuille, puis ouvrit le tiroir concerné, le plus silencieusement possible.
Juste avant d'en saisir la poignée, il stoppa net.
Et si c'était piégé ? Si le bureau lui sautait à la figure ?
Il resta interdit.
Puis, reprenant son sang-froid, il l'ouvrit.
— Alors ? Vous l'avez ouvert ?
Vous reconnaissez un objet familier, j'espère ?
— …
…
Mais…
Qu'est-ce que c'est que ce cinéma ?
EH !
— Allons, je ne pense pas que tu sois si stupide, triple buse.
Tu sais trèèèèès bien ce que c'est.
Nous allons te laisser un peu de temps pour réfléchir.
Allez, à la prochaine...
— EH !
Attendez ! ATTENDEZ !
Allô ? Allô !
ALLÔ !
L'autre avait déjà raccroché.
Crier ne servait désormais plus à rien.
Ce qui n'empêcha pas le ministre de hurler dans le combiné encore quelques fois...
Son regard revint à ce fameux tiroir.
Au-dessus d'une montagne de dossiers opaques, rouges et bleu marine, il y avait un petit carton.
C'était le genre de plaquette qui était cousue sur les uniformes des écoliers des classes de primaire.
En grandes lettres rondes et enfantines, il y était écrit un nom.
To-shi-ki I-nu-ga-i
Dis-moi, Yukie, tu te souviens de cet endroit ?
Regarde la photo.
C'est l'endroit où je t'ai demandé ta main en mariage, la première fois.
Tu n'as pas mis bien longtemps avant de me répondre de la tête,
mais... tu n'as pas idée
de l'éternité
que cette poignée de secondes
a duré dans ma tête.
Non, effectivement.
Si ces quelques secondes sont une éternité, tu es mal placé pour venir me faire des reproches.
Est-ce que tu as la moindre idée de ce que MOI j'ai dû attendre avant qu'enfin tu te décides à me demander en mariage ?
Hahahahahahahaha...
Le temps que nous avons passé ensemble n'est rien…
comparé au temps qu'il a fallu depuis ma naissance jusqu'au jour fatidique où je t'ai rencontré.
Mais ces jours-là sont beaux, inaltérables, ils sont parfaits.
Oh, mais ce temps va durer encore un moment.
... Un fameux moment, même, j'espère !
Tu penses que ce sera un garçon
ou une fille ?
Je sais pas, les deux me conviennent.
Garçon ou fille, ce sera une preuve vivante de notre dévotion mutuelle.
Si c'est un garçon, on lui donnera un prénom dans lequel il y aura l'idéogramme de ton prénom.
Si c'est une fille, on pourrait lui donner l'idéogramme de “yuki”, qu'est-ce que tu en dis ?
Ça te fait plaisir de te poser la question, hein ? Finalement, nous n'avons toujours pas arrêté notre choix.
Oh, nous avons encore le temps d'hésiter et de chercher...
Enfin, plus très longtemps, je te l'accorde.
... ... Yukie, il faut qu'j'te dise...
J'aimerais te demander pardon.
... Le travail.
... ... ... Ouais.
Apparemment, on a une sale affaire qui nous est tombée dessus ce matin.
Si j'ai pas de chance...
il est possible que je ne sois pas là quand tu accoucheras.
C'est pas grave.
Tu fais un travail très important, tu sais.
Si tu ne travaillais pas, nous serions bien embêtés.
... Par rapport à toi, je ne fais pas grand'chose.
Allons, va travailler.
Nous serons sûrement deux à attendre ton retour.
Merci, Yukie.
Je…
Merci.
Voyons, tu n'es plus un petit garçon.
Si vraiment tu t'en veux, alors tu n'auras qu'à m'offrir quelque chose en compensation plus tard.
Si je devais te payer quelque chose pour chaque fois où mon travail t'a fait souffrir, le budget de l'État va y passer.
Ahaha...
Mais non, voyons, ne prends pas tout au sérieux...
Allez, va-t'en maintenant...
À peine sorti de la pièce, je tombai nez à nez avec un jeune retraité.
Le père de Yukie.
Mon beau-père, donc.
— Beau-papa...
— Ah, je voulais pas vous déranger,
alors j'ai attendu dans le couloir.
— ... ...
— Je voulais pas vous espionner, mais je vous ai entendus parler.
Vas-y, ne t'en fais pas pour elle.
Ma fille est comme ça, ça ne date pas d'hier.
Elle ne veut pas être une barrière pour toi.
— Je lui ai déjà imposé tellement de sacrifices...
J'ai vraiment honte de ne même pas être là pour la naissance de notre premier enfant.
— Si vraiment c'est ce que tu penses, alors va bosser, et débrouille-toi pour lui consacrer plus de temps par la suite.
Si tu bâcles ton travail pour revenir à temps, elle va te faire la gueule...
— ... Merci à vous aussi.
— Je sais aussi que tu as un travail très important.
Tu peux en être fier.
Yukie t'attends, mais elle se réjouit aussi de te voir résoudre tous ces problèmes...
— ... Oui.
Je sortis de l'hôpital -- un taxi m'attendait. Je m'y engouffrai à toute vitesse.
Le compteur avait nettement monté par rapport à mon arrivée.
Le bref moment que j'avais pu passer avec ma femme n'était pas bref pour tout le monde, apparemment.
— Je m'excuse de vous avoir fait attendre.
Vous pouvez y aller.
— Oh, ce n'est pas grave.
Bon, eh bien, allons-y.
La boîte à vitesse fit du bruit, indiquant les changements de vitesse, et le véhicule accéléra, laissant très vite l'hôpital et la chambre de ma femme loins derrière nous.
Si c'est une affaire encombrante, je ne vais probablement pas pouvoir rentrer de si tôt.
Si le chef m'a fait appeler, malgré mon inexpérience et malgré ma permission, c'est qu'il a dû rameuter tous les agents du service.
C'est une chose de faire venir tous les vétérans en temps de crise...
mais tous les effectifs ? La situation devait être catastrophique.
En tout cas, quelle que soit l'affaire, c'était une première pour moi. Et ce n'était que le début...
Pourquoi est-ce que ça tombait pile juste avant l'accouchement ?
Bah, il valait mieux ne plus y penser, je n'en finirais jamais de maudir ce satané job.
Même les rangées d'arbres, d'habitudes si magnifiques, me semblaient bien ternes aujourd'hui...
Puis, enfin... le bâtiment de la DST.
Je bloquai un instant ma respiration, pour me remettre dans le bon état d'esprit.
... Mon job, c'est pas n'importe quel job.
Calme-toi... Il faut être prêt à tout.
... OK.
Le taxi arrêta sa course juste devant la DST.
— Chef, on est tous là.
Akasaka, tu veux bien descendre les stores ?
On ne faisait descendre les stores que dans deux cas, pour utiliser le projecteur à diapositives, ou lorsque c'était vraiment une sale affaire.
Petit à petit, les stores descendirent avec un grondement sourd, nous privant peu à peu de la lumière naturelle du dehors.
Bientôt, le matin se fit absent ; au lieu de cela, la lumière des néons nous inonda d'une lumière artificielle.
Notre chef de section vérifia encore une fois que toutes les têtes étaient bien là, puis se tourna vers son supérieur et opina du chef.
Le chef de la DST se leva alors, impérial, et brisa le silence nerveux qui régnait dans la salle.
— Il y a environ 48h, le petit-fils du ministre du développement urbain, qui accessoirement est aussi le fils du secrétaire d'État à ce même ministère, a été enlevé.
Le ministre a tenu à ce que tout soit réglé dans la plus grande discrétion et n'a donc pas mis la police au courant. Il va répondre aux exigences des ravisseurs, selon toute vraisemblance.
Nous n'avions pas de faits avérés dans cette affaire.
En fait, le ministre concerné niait tout simplement l'enlèvement de son petit-fils.
— Nous avons pu constater plusieurs appels louches avec l'extérieur.
L'enfant enlevé est soi-disant à l'hôpital en clinique privée, mais aucun établissement des environs n'a pu nous fournir de registre d'admission concordant.
Personne ne l'a vu depuis, donc il paraît assez évident que le ministre cache quelque chose.
Les vraies preuves qui ont mené à ces conclusions ne nous sont jamais dévoilées.
Mais en réfléchissant un peu, il est clair que les communications du ministre devaient être surveillées depuis un moment.
Probablement sans les autorisations et les justifications nécessaires, d'ailleurs. Comme d'habitude, quoi.
Bien sûr, les autorisations prennent trop de temps dans les tribunaux, et puis le public ne comprendrait pas...
Mais au moins, les écoutes secrètes étaient efficaces pour sentir le vent venir et empêcher certaines affaires d'éclater.
Et puis, c'était notre travail, à la DST, de faire en sorte de régler les problèmes qui pourraient devenir encombrants pour le gouvernement.
— Pourquoi avoir accepté les revendications sans appeler la police ?
— Si le ministre n'a pas confiance en la police, on est mal barrés.
— Le groupe des ravisseurs a prévenu le ministre qu'ils le tenaient à l'œil, et ont pu le lui prouver.
Je suppose que le ministre a préféré se taire à cause de quelque chose dans le genre.
— Vous croyez qu'ils lui ont dit qu'ils sauraient ?
— Hmm, l'un des proches du ministre est donc dans le coup...
Les vétérans y allaient déjà de leurs théories.
— On ne sait pas si les ravisseurs veulent obtenir quelque chose de précis ou si le simple fait d'avoir enlevé l'enfant leur suffit.
Une chose est sûre par contre, ils sont désormais en mesure d'influencer les affaires de l'État, et ça, c'est un gros problème.
Si c'est uniquement un enlèvement pour obtenir de l'argent, après tout, ce n'est pas une situation si horrible.
Mais si c'est fait dans le but de l'acheter à des fins politiques, là, c'est tout autre chose...
— La victime n'est pas coopérative, ce qui signifie que nous ne savons pas ce qu'ils veulent ni en quoi exactement consistent leurs moyens de pression.
— Le traître qui donne les informations aux ravisseurs est très haut placé, selon toute vraisemblance. Seule cette cellule a été mise au courant des événements.
Cette enquête aura la priorité absolue sur toutes les autres.
C'est compris ?
Après les explications du chef de la DST, notre chef prit la relève et nous expliqua quelques points de détail.
Si l'affaire éclate sur la place publique, le ministre sera mort, politiquement parlant.
Je vous épargne la liste des têtes qui tomberont par effet de dominos, mais ça faisait un paquet de monde. Cela aurait sûrement amené à une dissolution forcée du cabinet du Japon,
de la Diète,
et permis un retour en force du Parti Communiste.
Oui, je sais, ça rigole pas. On doit agir très prudemment.
— Kawazaki et Saeki, vous surveillez les communications du ministre et de son fils, 24h24.
Cherchez à savoir ce qu'il compte faire.
Si la situation bouge, vous le suivez et je veux un rapport immédiat et complet.
Les autres, vous devrez vous occuper chacun de votre cible, elles seront en corrélation avec cette affaire.
Surtout faites gaffe au Parti Communiste Japonais, à l'Armée Rouge et à la Confédération des Syndicats Ouvriers !
Et ne laissez filtrer aucune info aux groupes étrangers !
J'avais déjà vécu quelques situations de crise.
Mais là, c'était la première fois que le chef était aussi nerveux.
Les missions importantes furent discutées les unes après les autres, sans m'y inclure.
Je suppose que j'avais du mal à cacher ma nervosité face à la situation.
— --eux bien ?
Quant à toi, Akasaka...
Lorsqu'il prononça mon nom, je revins à moi.
— Ehm, oui, Chef !
— Tu vas enquêter sur le groupe de zygotos qui ont pris le ministre à partie il y a dix jours, et sur tous les groupes écolos activistes.
En particulier sur les gens qui font les émeutes contre le barrage de Hinamizawa.
Je me doute bien que ce ne sont pas des paysans qui peuvent faire ce genre d'enlèvements, mais je préfère essayer toutes les pistes.
— Bien compris, Chef.
Le groupe anti-barrage de Hinamizawa... OK.
— Il vaudra mieux aller directement sur place.
Sers-toi des renseignements que peuvent te donner les gens là-bas.
Ceux qui font les émeutes sont assez remontés, et ils connaissent tous nos agents en place.
— Compris.
J'y vais.
— ... Ah au fait, Akasaka ? Ta femme ? Il paraît qu'elle attend déjà pour accoucher ?
J'suis désolé de t'mettre ça sur le dos, mais on n'a pas le temps.
Il faut balancer tous les effectifs dans cette affaire pour combattre sur tous les fronts.
— Oh, je sais bien.
Ma femme aussi le sait ; elle ne veut pas devenir une gêne dans mon travail, de toute façon.
— C'est super de sa part, ça nous arrange bien.
Ah, Kawazaki et Saeki ! Vous aurez du renfort, je vais...
Évidemment, je ne voulais pas partir trop loin, j'avais déjà posé mes congés pour la naissance de notre enfant.
Si j'étais affecté en mission quelque part dans la capitale, même en étant pris par le travail, j'aurais pu passer vite fait à l'hôpital.
Mais si je suis en voyage... ça va pas être possible.
Bien sûr, je savais que mon travail était super important, et je savais aussi que je ne pouvais pas me permettre de faire mon difficile.
Il faut que je lui dise que je serai pas là.
Oh, je me doute que Yukie va me sourire et me dire de ne pas m'en faire.
Elle est comme ça, elle ne veut pas me retenir.
En fait, c'est mon ego qui aimerait bien la voir me demander de rester...
Je te demande pardon, Yukie.
Tu pourras dire à notre enfant toute sa vie que j'étais pas là quand il est né, je ne t'en voudrai pas...
Le lendemain, je pris le TGV en direction de Nagoya, puis pris une correspondance pour atteindre la préfecture de ****.
J'en ai pour plusieurs heures en train.
En avion, dans le même temps, on arriverait à Hong Kong.
C'est pas si proche que ça, ****.
Je ne voyageais en première classe que pour le travail -- le siège me paraissait un peu dur.
Fermant les yeux, je repassais en revue les documents lus la veille.
Le groupe à observer s'appelle “l'association des comités de défense des abysses des démons”.
C'est un groupe de civils qui sont contre la construction du barrage à Hinamizawa.
Ils sont devenus assez violents sur le terrain.
D'après ce qu'en disent les journaux, ils ont affronté les CRS et les émeutes sont allées jusqu'au sang. Ils ont aussi arrêté de force les machines sur le chantier.
Ils ont fait du sitting, ont porté plainte auprès des instances concernées un nombre incroyable de fois.
Ils ont été jusqu'à prendre le ministre à partie en public, l'autre jour.
(C'est d'ailleurs la seule raison pour laquelle ils sont tombés dans notre liste de suspects.)
Je n'avais pas trop de difficulté à comprendre leur désespoir ; après tout, c'était leurs habitations qui seraient noyées.
Mais ça ne veut pas dire qu'ils ont les moyens d'organiser l'enlèvement du petit-fils du ministre rien que pour faire retirer le projet...
Franchement dit, je n'y croyais pas du tout.
C'était des pros qui avaient fait cela, et certainement pour des raisons politiques.
... C'était pas du tout le genre de trucs à la portée d'une misérable association de quartier.
Mais bon, le Chef avait raison, il fallait s'attaquer à toutes les pistes pour faire avancer l'enquête.
Pendant que je me la coulerai douce dans la salle des recherches du commissariat principal de ****, mes collègues résoudront l'affaire.
Que je me crève le cul ou pas.
Ce qui rendait le tout d'autant plus rageant -- j'aurais vraiment préféré rester à l'hôpital, près de ma femme.
Mais bon, c'est le boulot.
... J'ai pas le choix.
Une petite musique retentit.
Le contrôleur annonça notre arrivée prochaine à destination. J'en profitais pour me sortir de ma torpeur et me concentrer sur ma mission.
— L'association des comités de défense des abysses des démons ?
— Ah oui, ils sont pas mous du genou, ceux-là.
L'agent du Comité de la Sécurité Publique m'avait attendu et avait déjà préparé de la documentation et du thé.
— Disons qu'à la base, on peut résumer ça à une association de quartier,
mais vu que tous les habitants de la future zone submergée y sont, ça fait un sacré quartier, mine de rien.
Leur motto, c'est “Jusqu'à la mort !”, vous savez, ils sont sacrément arrangés du ciboulot. C'est pas les pacifistes des associations de quartier habituelles.
Je serais vous, je tracerais une ligne dans ma tête pour bien les distinguer.
Je regardai la taille du dossier sur eux, plutôt conséquente.
— Au départ, ils étaient normaux, hein.
Et puis il y a eu les CRS, et depuis, c'est un groupe violent,
presque comme un groupe armé.
On désigne par “groupe violent” les groupes de personnes qui tentent de faire prévaloir leurs idées sans se plier à la démocratie.
La plupart sont des groupes de l'extrême gauche, qui rêvent de la révolution communiste et du Grand Soir.
C'était surprenant de voir de simples civils en arriver là...
Parfois, il y a des manifestations avec des émeutes, cela arrive.
Mais eux n'en restent pas à ce stade plus ou moins pacifique.
Je crois qu'il va me falloir réviser mon jugement sur eux.
— ... Vous pensez qu'ils iraient jusqu'où pour faire entendre leurs revendications ?
L'enlèvement du petit-fils du ministre est encore tenu secret.
Mon interlocuteur n'est pas au courant non plus.
— Eh bien, comme vous le savez, ils ont pris le ministre du développement urbain à partie, et trois membres de l'association ont été appréhendés pour cela.
Je pense qu'ils n'hésiteront pas à aller jusqu'à des actes criminels bien pires.
Je parcourus en diagonale la liste des actions de l'association.
Il n'y avait là que des actes violents, qui ne dénotaient pas la moindre envie de s'en tenir aux lois en vigueur.
— Vous pourriez me donner des exemples d'actes criminels déjà commis ?
L'agent prit un dossier jaune ocre dans le bureau du chef du commissariat, chercha parmis quelques dossiers en désordre et étendit quelques documents sur la table.
— Les attaques du chantier sont les cas les plus nombreux.
Au départ, ils ont sectionné les câbles d'alimentation, caillassé les baraquements ou coulé les serrures des grilles de protection dans le béton pour empêcher les gens de travailler.
Oh bien sûr, tout au début du projet, ils ont distribué des tracts et fait des manifestations, comme tout le monde.
Mais lorsque les CRS ont commencé à intervenir régulièrement, ils ont toujours fait plus fort. Les affrontements sont allés jusqu'au sang, il y eut plusieurs personnes arrêtées, et alors, ils ont montré leurs vraies couleurs.
— Mais, si les dégradations au chantier étaient nombreuses, normalement on fait garder le chantier par la police, non ?
— Oh, ça oui.
Mais bon, ce sont les gens du coin, s'ils s'infiltrent la nuit, que voulez-vous faire ?
Même en mettant tous les effectifs autour du chantier, il n'y avait pas assez d'hommes pour retenir la foule.
Toute la région est remontée contre le projet.
La police peut bien faire ce qu'elle veut, les riverains continueront de la ridiculiser.
— En fait, une fois qu'on a mis des policiers en place, ils ont cru qu'on les défiait de continuer, alors ils ont fait de pire en pire.
Regardez à partir de là -- vous voyez comme les violences esacaladent ?
— ... Ils ont mis le feu aux baraquements...
détruit les machines...
Attendez, “détruit” ?
Ils ont des explosifs ou quoi ?
— Non, ouh là, bien sûr que non.
Ils ont simplement mis des morceaux de sucre dans les réservoirs d'essence.
Du coup, quand la machine démarre, le moteur brûle.
Il paraît que certains faisaient ça avec les tanks américains pendant la guerre. Même après la guerre, d'ailleurs.
C'était nettement pire que de balancer des caillous et de casser les vitres des baraquements.
— Mais alors, la police locale a dû se sentir humiliée, je suppose.
— Oui, quand ils ont mis le feu sur le chantier, ça leur a pas plu.
Ils ont commencé à mettre des flics 24h24 en place, et ont ramené des effectifs depuis d'autres commissariats.
D'un seul coup, les attaques ont été nettement moins nombreuses.
Il disait “nettement moins nombreuses”, mais nous n'étions pas encore arrivés à la moitié de la liste...
— Et donc,
quand ils ont vu qu'attaquer le chantier ne servait à rien, ils ont attaqué les travailleurs, un à un.
En commençant par le bas de la chaîne.
À partir de là, toutes les attaques se sont fait discrètes.
Un peu comme une guérilla qui se déploie dans la jungle.
Menaces et violences sur les ouvriers.
Insultes, crachats, jets de pierres.
— ... En tout cas, il n'y a pas eu grand monde sous les verrous, à ce que je vois.
— Ah, ça, ce n'est pas étonnant.
Il n'y a aucun témoin oculaire.
Et d'ailleurs, même pris en flagrant délit, les coupables ont des alibis en béton.
— ... ?
Je ne comprends pas trop ce que vous voulez dire.
— Hmmm...
Imaginez par exemple…
Vous marchez dans le village, sans rien demander à personne,
et vous vous faites poignarder.
Vous avez vu qui c'était, vous pouvez le reconnaître, donner son nom et son adresse.
Sauf que pas de chance, il n'y a pas d'empreintes sur le couteau.
Jusque là, c'est pas un cas de figure impossible, nous sommes d'accord.
Mais à Hinamizawa, c'est un crime qui restera sans suite.
Tout le village est dans le coup.
Pour couvrir le village, tout le monde va y aller de sa petite histoire pour lui filer un alibi.
Et ils pourront même le prouver.
— Alors bien sûr, il faut tout faire passer devant les juges, au tribunal.
Mais bon, non seulement il n'y a pas d'empreintes pour servir de preuve, mais en plus, il y a plein de témoignages à la décharge de l'accusé.
Alors l'enquête se fait plus prudente, on hésite à envoyer les dossiers, on attend d'avoir des preuves accablantes, qui ne viennent jamais.
Pour un meurtre, ç'aurait été autre chose, mais simplement pour un caillou qui vous a écorché le front ou pour quelques bleus... la police ne va pas non plus faire des enquêtes à longueur de temps.
Il paraît à chaque fois évident que le coupable vit à Hinamizawa, mais on ne peut jamais découvrir qui c'est au juste.
Et même en le découvrant, vous n'avez jamais assez de preuves pour tenir devant un tribunal...
Les habitants du village étaient très doués pour ce genre de situations, et ils en ont profité pour attaquer les gens, encore et encore...
— Les victimes n'ont pas dû supporter cette injustice.
Il n'y a pas eu de pourvois en cassation ?
— Eh bien, en fait... les enquêteurs officiels n'aiment pas trop se plonger dans les affaires du village.
Les dossiers de Hinamizawa sont toujours classés sans suite.
Les commissions d'enquêtes des pourvois en cassation sont composés d'experts de la justice et de jurés pris au hasard dans la population locale.
Si le premier jugement paraît bâclé ou fallacieux, on peut se pourvoir en cassation et demander la réouverture de l'enquête.
Sauf que les jurés sont tous des membres du village, histoire d'impliquer le public dans le débat.
Ce système montrait là une faiblesse fatale.
— Ils ne veulent pas être impliqués ?
Mais pourquoi ne pas aller au fond des choses ?
— ... Hmm,
je sais pas trop comment vous l'expliquer.
Les enquêteurs ont peur.
Les gens de là-bas... sont très spéciaux.
— Spéciaux ?
Ils sont défavorisés ? Il y a de la ségrégation ou quoi ?
— Non... comment dire.
Ils font peur, ces gens.
C'est pas facile à expliquer...
Oh, si, j'ai un exemple.
Mon interlocuteur s'essuya le front, puis sortit une liste des membres les plus actifs de l'association.
— Regardez cette liste,
les membres de l'association ont beaucoup d'influence sur les villes voisines.
D'après vous, que se passerait-il si vous deviez les trahir ?
Je lus la liste en diagonale et ne pus réprimer ma surprise.
Le député de la préfecture, le député du district, le chef du tribunal de commerce, le patron des associations commerçantes...
Le chef des parents d'élèves, le directeur des affaires sociales, le chargé ministériel de l'éducation... Il y avait des gens à des postes-clefs, à tous les étages.
— Dans ce genre de coin perdu, tout le monde s'observe en silence.
Si vous brisez l'omerta ou si vous dites du bien du projet de barrage, ce sera rapporté et vous aurez des comptes à rendre à presque tout le monde.
Et puis, ils tiennent tous les magasins -- si d'un seul coup, vous ne pouvez plus acheter de vêtements, de nourriture, de gaz, d'essence... vous faites comment pour vivre ?
— Pourtant, la liste des jurés est gardée secrète, non ?
Il doit bien y avoir moyen de les protéger de ce genre de pressions ?
— Oh, mais la liste est tenue secrète.
Sauf que ce sont les policiers d'Okinomiya qui en sont les gardiens --
des gens du coin, donc.
Ils sont tenus au secret, mais ce ne sont que des êtres humains.
Les gens de Hinamizawa savent comment établir le contact et comment faire attention à ce genre de rapports amicaux.
Oui, si leurs informateurs étaient tous tenus comme cela, ils pouvaient ainsi construire un formidable réseau d'informateurs.
Les femmes au foyer du coin savaient exactement dans quelle école chaque enfant du village était, leur classe, numéro de table, leurs matières préférées, ce qu'ils aimaient manger ou pas, et caetera.
— Et puis... Vous savez bien, pourtant. Il y a tout un gang armé qui a tissé des liens puissants avec la région.
Alors, selon toute évidence, ils s'entr'aident.
Surtout pour les affrontements avec les forces de l'État, d'ailleurs.
— Un gang armé ?
Qui s'allie avec une asso de quartier ?
Je ne vois pas ce que cela pourrait leur apporter, voyons !
— Oh, mais c'est pas une question de gain financier.
Le chef de ce gang armé est né à Hinamizawa, c'est pas plus compliqué que cela.
Enfin, il s'est marié avec l'une des personnes les plus influentes dans le village.
... ... Eh ben, ce village a l'air d'être bien tarabiscoté.
Moi qui croyais me rendre chez des péquenauds du pays profond...
Ils ont une sacrée influence dans la région, en fait, et ils sont très soudés.
Ils sont prêts à absolument tout pour protéger leur village.
Le chef des services de renseignement pensait que les membres influents faisaient tout le travail,
mais honnêtement, je trouvais que le village dans son ensemble constituait déjà en soi une entité très inquiétante.
La situation ne correspond pas du tout à celle décrite dans nos renseignements à Tôkyô.
Je ne sais pas pourquoi, mais j'étais pressé d'en finir, d'un seul coup.
Je décidai d'utiliser la pire méthode possible pour arriver à mes fins.
C'est-à-dire, de poser la question, sans détour.
— ... ... Dites-moi.
C'est une hypothèse, mais j'aimerais avoir votre avis sur un détail.
— Oui ?
— Eh bien... est-ce que vous pensez que cette…
association, donc, serait capable de...
d'exercer des pressions de manière illégale pour obtenir l'arrêt de la construction du barrage ?
La réponse ne se fit pas attendre.
— Oh, bien sûr !
C'est ce qu'ils font déjà, de toute façon, les députés n'arrêtent pas d'aller gueuler à droite et à gauche dans les départements du développement urbain.
Il y a même eu des rapports comme quoi ils mettaient la pression sur les familles des ouvriers.
... Oui, c'est assez logique.
Après tout, ils se sont attaqués aux machines et aux ouvriers du chantier.
S'ils ont le courage d'aller jusque-là , ils n'auront pas d'hésitations à être violents avec d'autres personnes en relation avec cette histoire.
Mais... pas plus.
Les menaces et les violences, c'est à la portée du premier idiot venu.
Par contre, cet enlèvement, c'était un travail de pros.
L'enlèvement était déjà en soi une prouesse à réaliser, mais en plus, réussir à mater le ministre et à le pousser au silence ? Ils étaient sacrément bien préparés...
Est-ce que ces gens seraient capables d'organiser un truc pareil ?
C'était le nœud du problème.
Est-ce que cette association avait les reins et les ramifications nécessaires pour organiser un truc pareil ?
Je devais le savoir.
Je reposai la question.
— ... Vous pensez qu'ils pourraient, je ne sais pas…
enlever un membre du gouvernement ou je ne sais quoi dans le genre ?
J'avais bon espoir d'entendre une réponse du genre : Allons, ne soyez pas ridicule !
En tout cas, c'était l'effet recherché.
S'il me répondait quelque chose dans ce genre, alors mon travail serait très facile.
Je devrais pouvoir rentrer à temps pour l'accouchement.
C'était l'effet escompté.
Le chef du service des renseignements n'hésita pas une seule seconde.
— Oui, ils en sont capables.
Ils ont de la ressource, c'est sûr.
Je te demande pardon, Yukie.
Cette mission risque de durer plus longtemps que prévu...
— Oh, Akasaka !
Bonjour.
Ça avance, ton enquête ? Tu es arrivé sur place ?
— Oui, je progresse bien.
Je vais obtenir un véhicule et prendre contact avec les forces en présence sur le terrain pour en savoir un peu plus.
Et vous, à Tôkyô, comment ça se présente ?
— Oh, les autres avancent aussi.
Mais bon, il y a tellement de groupuscules à passer au crible fin, autant compter les étoiles dans le ciel.
Et puis, on n'a pas trop le temps...
Je vois... Aucun progrès substantiel de leur côté.
Et moi qui croyais que mes collègues règleraient cette affaire sans que j'aie besoin de me crever le cul…
Faut croire que non.
Je reposai le combiné et plongeai mon regard dans la ville inconnue qui se dressait au dehors.
— M. Akasaka ?
La voiture est arrivée, nous vous l'avons préparée.
Je vais vous y conduire, veuillez me suivre.
— Ah, merci.
Nous prîmes l'ascenceur et descendîmes dans le parking souterrain. Un beau véhicule bien usé, prêt à rendre l'âme, m'attendait sagement.
Le volant tirait à gauche comme un salaud, mais la voiture suffirait largement pour mes déplacements dans le coin.
Je me mis en route pour rejoindre le district de Shishibone.
C'était la région qui était sous le contrôle de l'association des comités de défense des abysses des démons.
Il me fallait me rendre jusqu'à la ligne de front. Au commissariat d'Okinomiya.
Le district de Shishibone faisait plutôt partie des coins un peu paumés de la région.
Quant à la ville d'Okinomiya, elle était plutôt en montagne, assez reculée donc.
C'était une ville inintéressante, sujette aux caprices des saisons.
Il n'y avait rien à aller y voir, aucune spécialité régionale non plus.
C'était une ville morne, qui n'avait rien pour elle.
Les rues propres et paisibles de la ville ne laissaient rien transparaître des actions graves commises par l'association...
Le commissariat en lui-même, bien qu'étant en première ligne des affrontements, ne laissait rien deviner des centaines de petits incidents qui étaient venus polluer le quotidien des habitants. Il y régnait une atmosphère pesante et ennuyeuse.
— Bonjour monsieur.
Vous désirez régler une amende ?
— Non, j'ai un rendez-vous avec M. Hondaya.
Dites-lui que c'est M. Akasaka.
— Oh…
J-je, Je vous présente mes excuses ! Attendez ici, je vous prie, je l'appelle tout de suite.
D'une main tremblante, il composa le numéro, clairement peu habitué à le composer, et annonça mon arrivée à son interlocuteur.
— Ah bonjour !
M. Akasaka, donc ? Vous en avez fait, du chemin !
Je m'excuse, je vous avais réservé la salle d'entretiens,
mais les députés sont venus à l'improviste et j'ai dû leur laisser la place…
Ahahahaha !
Il m'avait emmené dans une toute petite salle, pas vraiment un endroit digne d'être considéré comme un bureau.
Il y avait des tas de casiers pour se changer. C'était plus un vestiaire avec un coin fumeur...
Hondaya rigolait comme un idiot. Il n'avait pas vraiment le profil d'un membre du service des renseignements.
Mais je sentais bien qu'il avait une intuition très développée, et une grande expérience du terrain.
— Je m'excuse de vous déranger, vous devez être très occupé.
Akasaka, de la DST de Tôkyô.
Heureux de vous connaître.
— Hondaya, chef des renseignements à Okinomiya.
Moi aussi, content de vous voir.
Le chef de la répression anti-gang, M. Sankai, m'a fortement conseillé de bien vous épauler dans votre travail, donc de toute façon, je n'ai pas le choix,
ahahahahaha !
— Anti-gang ?
Ce sont eux qui s'occupent de cette affaire ?
— Oui, pour nous, vous savez, ils ne sont que le prolongement des groupes armés du coin.
Ce ne sont pas de simples civils ! Ahahahaha !
J'avais déjà entendu parler de cela à Gogura.
Le chef du gang était marié à l'une des personnes les plus influentes du coin... quelque chose comme ça.
— Non, non, c'est le contraire !
Ils ont leurs activités illégales de gangs armés, et dessus viennent se greffer toutes ces manifestations et ces incidents, et caetera,
histoire de noyer le poisson !
Ahahahahaha !
Il partit d'un fou rire.
Sa version était différente de celle des autres services, mais lui était du coin, donc je suppose que c'est lui qui est dans le vrai...
Pendant notre discussion, plusieurs policiers vinrent pour se changer et repartir.
L'un d'entre eux, entendant mon interlocuteur rigoler, s'approcha de nous.
— Oooh, et moi qui me demandais de quoi vous pouviez bien causer !
Éhhéhhéhhé !
— Oooh, Choupinet !
Tu tombes à pic, Choupinet, viens !
Je te présente l'inspecteur Akasaka, de la DST de Tôkyô ! Il est venu jusque chez nous, tu te rends compte !
— Inspecteur ?
Allons, je ne suis encore qu'un jeune débutant !
Bonjour, je m'appelle Akasaka. Heureux de vous rencontrer, monsieur...
— Ooooh, mais c'est un petit bleu, ça fait plaisir à voir !
Vous avez commencé quand cette année ?
Éhhéhhéhhé !
Il semblait se moquer de moi, donc je décidai de sourire sans pour autant lui répondre.
Cet homme aussi semblait respirer l'expérience du terrain, c'était un type formé à la dure.
... Je déteste ce genre de types, je dois dire.
— Ah, M. Akasaka, je vous le présente,
c'est l'inspecteur Ôishi.
Vous qui voulez tout savoir sur les dossiers S, c'est l'homme qu'il vous faut, il en connaît un rayon !
— ... Les dossiers S ?
— S comme Sonozaki.
Les dossiers S regroupent toutes les affaires louches qui concernent Sonozaki, c'est un peu un nom de code.
Sonozaki...
Oui, dans les dossiers que j'avais lus, c'était un nom qui revenait souvent...
— Hmmm, oui, M. Sonozaki est dans l'association,
il est à la tête des finances, c'est bien cela ?
Les deux policiers se regardèrent, les yeux ronds comme des billes. Forcément, ça devait les impressionner de voir que je connaissais le dossier.
C'est alors qu'ils éclatèrent tous les deux de rire.
— M. Akasaka, c'est bien cela ?
Ahahahahaha !
Vous êtes un bûcheur, vous !
Je parie que vous avez appris la liste des membres du comité par cœur ?
Éhhéhhéhhéhhéhhé !
— ... Non, je ne la connais pas aussi bien que cela, mais je l'ai lue.
— Ah oui ?
Alors, donnez-moi le président et le vice-président ?
— Le président est le maire du village de Hinamizawa, M. Kimiyoshi (Ki).
Le vice président est le prêtre du village, M. Furude.
Quant aux finances, elles sont tenues par un certain Sonozaki (Ryô), secondé par M. Makino.
Le représentant commun est M. Kimiyoshi (Yoshi), et leur contact officiel est M. Sonozaki (Sada).
— Ohhohho !
Eh bien ma foi, M. Akasaka, vous vous débrouillez vraiment bien !
On ne paye pas très cher par ici, mais je vous en prie, venez chez nous !
Il nous manque exactement le genre de gens comme vous par ici !
Éhhéhhéhhé !
Ah, et au fait, Sonozaki Ryô est une femme. De plus, Sadao est le dirigeant des groupes de la jeunesse.
Leur contact officiel, c'est un Sonozaki, mais il s'appelle Tadahiro. Pas loin !
Il me prend vraiment pour un idiot, celui-là.
Malheureusement, il me semble de plus en plus faire partie des quelques agents dont j'aurais absolument besoin pour mener ma mission à bien. Il va falloir me maîtriser.
Les deux inspecteurs en face de moi comprirent tout de suite ce qu'il me passait par la tête -- j'étais pourtant très doué pour cacher mes émotions...
— Allons, allons,
je vous taquine, je ne me moque pas.
Allez, pour me faire pardonner, je vais vous faire visiter le village, qu'en dites-vous ? Ça vous fera gagner du temps.
Alors ça, oui, c'était une grande compensation.
Je n'en avais pas espéré autant...
— Vous savez, ils ont un nom compliqué, mais c'est juste un autre nom pour désigner le village.
Si vous allez sur place pour voir comment tout est imbriqué, cela devrait accélérer votre enquête.
Non ?
Les gens qui organisent les populations sont un peu les leviers de force de la région.
Donc le chef des manifestations est aussi le chef de ces forces.
La manière d'agir de ces forces se reflètera directement dans les mouvements de la population.
Oui, l'inspecteur Ôishi avait raison. Connaître le village était la meilleure manière de comprendre les agissements de l'association...
— Eh bien alors, d'accord. Je compte sur vous !
Il opina du chef, me fit un grand sourire, et se leva...
À en croire les informations du Comité de la Sécurité Publique, si les habitants découvrent ce que je fais, je serai en danger.
C'est un groupe qui ne recule devant rien pour faire peur aux gens.
Si les informations qui concernent mon identité sont révélées, le danger sera partout -- pas seulement pendant cette mission.
Il y avait largement de quoi devenir nerveux.
— Ils apprennent vite à reconnaître les gens, aussi.
S'ils vous voient avec moi,vous allez être fiché illico presto.
Je sais que c'est pas très original, mais mettez ça.
Il me tendit une casquette, des lunettes de soleil et un masque respiratoire -- j'avais l'air d'un truand en fuite.
En plus, il faisait chaud, et ce n'était pas agréable.
Mais il avait certainement raison... je n'avais pas vraiment le choix.
Il me regarda dans mon nouvel accoutrement et eut un petit rire gêné.
— Et finalement, jusqu'où je vous en ai parlé ?
Voyons voir…
— Vous disiez que les trois clans fondateurs dirigeaient le village.
Donc cette association, c'était un peu comme le village lui-même.
Les dirigeants de l'association étaient exactement les mêmes qui dirigeaient le village.
Donc si le village est dirigé par les trois clans fondateurs...
ils dirigent aussi les comités de défense ?
— Vous aviez des documents là-dessus au Q.G. ?
À propos des leaders de l'association.
— ... ... ...
Nos informations sont toujours classées secrètes.
Je n'ai pas le droit de lui en parler.
Mais malheureusement...
Il me paraît évident qu'il en sait beaucoup plus que mes supérieurs sur les éléments qui pourraient m'aider dans cette affaire.
— Simplement que c'était aussi le maire du village, M. Kiichirô Kimiyoshi.
Ôishi eut un rire moqueur.
Ce geste désinvolte en disait long sur ce qu'il pensait de cette information.
Donc c'était quelqu'un d'autre.
— Vous pensez donc que quelqu'un tire les ficelles dans l'ombre ?
Ce n'est pas le consensus actuel.
— Éhhéhhéhhé...
Le vieux Kimiyoshi, ce n'est que du décorum, voyons.
Dans ce village, d'ailleurs, le poste de maire ne sert pas à grand'chose.
— Donc il y aurait quelqu'un d'autre qui dirige le village et par là-même, l'association ?
Les trois clans, je suppose ?
— Oh, je vais vous expliquer un peu plus en détail comment les choses marchent, par ici.
Éhhéhhéhhé...
D'un seul coup,
la voiture se mit à secouer un grand coup.
La voie goudronnée avait pris fin, nous étions désormais sur une voie carossable, mais seulement recouverte de gravillons.
D'un seul coup, le paysage changea du tout au tout.
Mort au projet de barrage !
Préfet = MARIONNETTE ! Honte à toi, ****** !
La Nature est belle, ne la noyez pas !
Protégez le village !
Vous serez maudits par la déesse Yashiro !
Cassez-vous, gratte-papiers !
Le ministère doit nous écouter !
On t'attend, ****** !
Il y avait des pancartes, des panneaux et des indicateurs dans tous les coins.
L'écriture était nerveuse et imposante.
Le changement de revêtement de la route, c'était un peu la frontière entre le monde civilisé et le front.
Soudain, l'inspecteur pila.
Un peu plus loin sur la route, des barricades barraient le chemin.
Il y avait là cinq ou six personnes qui cachaient leur identité avec des masques et des casques. Ils nous hurlaient dessus pour nous intimer l'ordre de nous arrêter.
— Mais c'est quoi, ça ?
Ils fouillent les véhicules ?
— Rah la la,
il va falloir leur redonner une leçon...
L'inspecteur ouvrit la portière et sortit.
— Eh ben alors, les enfants, je vous ai déjà dit que c'était pas bien de bloquer la route.
Les jeunes eurent un mouvement de recul en le reconnaissant. Ils avaient peur.
— Allez, virez-moi ces barrières.
Que je puisse passer.
Éhhéhhéhhé !
Ils se regardaient, surpris.
Ils ne s'attendaient pas à voir l'inspecteur dans la voiture, selon toute vraisemblance.
— Vous savez, si nous avions su que c'était vous, nous n'aurions pas arrêté la voiture.
Qu'est t-il arrivée à là votre ?
Elle est au garage ?
— Bah oui, c'est à peu près ça.
Mais je n'arrive pas à m'habituer à cette voiture de rechange, je vais peut-être en changer !
D'après la conversation, ils savaient parfaitement quelle voiture il conduisait généralement... ils avaient sûrement le numéro de plaque.
Donc s'ils voient une voiture dont la plaque correspond à celles de la police arriver, ils cachent les barricades...
C'est de l'obstruction de passage.
Un crime passible d'une sacrée amende.
— Et l'autre dans votre voiture, c'est qui ? Il a l'air très louche.
Eh, toi, montre-nous ton visage !
C'est vrai qu'avec mon déguisement à deux balles, j'étais certain d'attirer l'attention.
Je ne savais pas trop comment réagir face à eux.
Je regardai en direction de l'inspecteur...
— Allons, laissez-le tranquille.
C'est un bleu, il est encore timide ! Éhhéhhéhhé !
— ... Oh, on vérifie juste qu'il est réglo.
Le village est pas sûr ces derniers temps, vous savez.
— Ahahahahahahaha !
Ils sont cassés, les miroirs, chez vous ?
Regarde un peu mieux dans la glace, tu verras ce que c'est qu'une personne pas réglo !
Ahahahahahahaha !
Ils se mirent tous à en rire,
mais je sentais une tension très particulière, une odeur de poudre qui ne me lâcha plus le nez.
— Vous avez toujours autant de gens qui viennent jeter leurs poubelles ici ?
Vous n'avez vraiment aucun moment de répit, je suppose ?
— Ben, si la police pouvait nous aider avec ça, nous on demande pas mieux, hein ! Héhéhéhé...
Les barrières furent bien vite écartées -- juste assez pour laisser passer une voiture.
Ôishi se remit au volant, klaxonna une fois, puis reprit la route.
Derrière nous, je pus voir dans le rétroviseur les regards haineux et dépités des jeunes masqués.
— C'était quoi, ça ?
Ils installent des postes de contrôle comme ça leur chante ?
— Oh, c'est passible d'amende, je sais.
Mais bon, si je commence avec ce genre de petits délits, j'en aurai jamais fini.
Éhhéhhéhhé !
Sacrés eux, quand même ! Ils veulent nous faire croire que certains camions viennent vider les ordures chez eux.
Et que c'est la raison pour laquelle ils fouillent les véhicules.
— Des décharges sauvages ?
Il y aurait des camions qui viennent bazarder leurs déchets industriels par ici ?
— Et comme la police ne fait rien, ils prennent les choses en main.
Enfin bon, c'est du vent tout ça.
— Du vent ?
— Oui, c'est une de leurs ruses.
Ils viennent et balancent des choses sur le chantier. Alors du coup, il faut bien aller nettoyer.
Et en faisant porter le chapeau à une soi-disant entreprise qui serait indélicate dans le traitement de ses déchets,
ils peuvent le faire tous les jours sans être eux-mêmes suspectés.
Éhhéhhéhhé !
— ... Vous pensez donc que c'est l'une des actions qu'ils utilisent pour empêcher la construction du barrage ?
— Avec cette petite rencontre, le numéro de la plaque est maintenant connu par leurs membres.
Je n'aurai plus jamais de contrôle avec cette voiture.
Ils sont bêtes, mais aux moins ils savent qu'ils n'ont rien à gagner à me chercher des ennuis. Faut dire que je leur ai donné quelques leçons en personne.
Éhhéhhéhhé !
— ... ...
— Si cette voiture avait appartenu à un membre du chantier, voyez-vous, elle se prendrait des barrages, matin et soir.
Et puis il y aurait les pneus crevés, les clous qui traînent, les caillous qui sortent de nulle part, les barres à mine qui pleuvent dru...
Je vous conseille de bien protéger votre identité.
S'ils découvrent que vous êtes de la DST, qui sait ce qu'il vous arrivera...
Éhhéhhéhhé !
Il avait l'air de beaucoup s'amuser, mais moi, ça me faisait nettement moins rire...
— On se croirait dans le Moyen Orient, en fait.
— Ahahahahahaha !
Oh, mais vous êtes très doué !
Oui, c'est vraiment tout à fait ça.
L'inspecteur eut un sourire funeste et me décocha un regard de côté.
— Ici, c'est la guerre.
Alors nous passions un endroit entouré de champs de dents-de-lion, il ralentit.
— Vous voyez la maison dans la forêt ?
La vieille, là-bas.
Je suivis son doigt du regard et vis une maison au toit en forme de mains-jointes.
— C'est la maison du vieux Kimiyoshi.
On peut considérer cette maison comme étant la résidence principale du clan des Kimiyoshi.
Il y a pas mal de branches secondaires dans ce clan.
C'est l'un des trois clans ancestraux.
— … Les trois clans.
L'une des trois familles qui dirigent le village, donc ?
— Exact.
Il y a aussi le clan des Furude.
Enfin, il ne reste que la demeure principale, celle habitée par le prêtre et sa famille.
Il y a un temple et un sanctuaire, dans cette direction.
Le prêtre est là-bas.
C'est là que l'association a établi ses quartiers généraux, d'ailleurs.
C'était donc là
que l'ennemi se terrait...
— On peut aller voir cet endroit ?
— Non, toutes les terres du sanctuaire sont la propriété privée des Furude.
Il nous faudrait un mandat de perquisition pour aller là-bas.
Et puis, les députés sont derrières, alors dès qu'on leur rend une petite visite, nos supérieurs se font convoquer.
La police a aussi ses points faibles, quoi.
— ... …
— Vous savez, je vous parle des trois clans fondateurs,
mais bon, c'est de l'histoire ancienne.
Autrefois, ils régissaient la vie du village.
— Et donc ce n'est plus le cas aujourd'hui ? Je vois, je vois.
— ... Vous comprenez très vite, M. Akasaka.
On sent que vous avez fait des études !
Éhhéhhéhhé !
La voiture stoppa alors complètement.
Devant nous, je pouvais lire plusieurs panneaux.
Attention ! Propriété Privée !
Serpents venimeux !
Faites demi-tour !
Aucune intrusion ne sera tolérée. Vous encourez une amende de 1 000 000Yens
De part et d'autre du chemin, des pancartes se tenaient, surplombant des barbelés.
Ceux-ci accompagnaient une longue clotûre recouverte de tessons de bouteille.
— C'est une propriété privée à partir de maintenant, donc la route s'arrête ici pour nous deux.
Et puis, il y a des caméras de surveillance après.
Ils sont pas du genre à croire les histoires des gens.
— ... Et donc, ce seraient eux ?
Ce seraient alors les vrais dirigeants de ce village et de cette association...
Les gens du troisième clan fondateur.
— Oui.
Au bout de ce chemin se trouve la résidence principale des Sonozaki.
Ce sont eux qui tirent les ficelles dans l'ombre.
Dans les documents de la DST, les noms des clans des familles revenaient très souvent.
Bien sûr, celui des Sonozaki aussi,
mais les Kimiyoshi passaient pour être à leur tête.
Donc en fait, les Kimiyoshi dirigent les choses aux yeux du monde, mais ce sont les Sonozaki qui sont les maîtres.
Ce village maintient donc une face visible et une face cachée...
— La chef du clan est une vieille dame du nom d'Oryô Sonozaki.
Les gens l'appellent Sa Majesté l'Impératrice, c'est vous dire l'influence qu'elle a.
Faites très attention, c'est un gros poisson.
Le maire d'Okinomiya ne fait pas le fier quand elle est là.
Il faut dire qu'elle influence le vote de plus d'un millier d'électeurs... Les politiques préfèrent lui faire les yeux doux !
Éhhéhhéhhé !
— Et donc c'est elle la véritable meneuse de ce mouvement ?
— Oui, c'est cela.
Ôishi sortit alors de sa poche un paquet de cigarette à moitié écrasé.
... Cet enlèvement sert sûrement à faire pression sur le ministre.
Est-ce que ce pourrait être eux, derrière tout cela ? Pour obtenir l'arrêt des travaux du barrage ?
— ... Vous êtes venus de Tôkyô pour mener une enquête, alors ?
— Hmm ?
Oui, oui !
Oui, c'est exact,
pourquoi ?
— Aaah alors c'est cela ?
C'est parce qu'ils ont pris le ministre à partie la dernière fois,
vous faites votre enquête pour voir s'ils sont dangereux ou pas ?
C'est ça ?
Ahahahahahaha !
— Eh bien, inspecteur... Vous êtes très intelligent ! Je dois avouer que ça m'arrange d'avoir quelqu'un qui comprend vite ici.
Soufflant la fumée de sa cigarette, Ôishi se mit à rire, un peu gêné du compliment.
Mais son rire s'arrêta tout net.
— Vous me prenez pour un con ?
— ... ... ...Pardon ?
— C'est pas à cause de cet incident l'autre jour que vous enquêtez sur eux,
ne me prenez pas pour un con.
— ...
Il ne croyait pas que Tôkyô se préoccupât de diligenter un enquêteur à cause d'une bête prise à partie en public.
Il savait que ma venue sur le terrain signifiait que quelque chose de grave se passait.
Je savais que j'étais doué pour cacher mes émotions.
Mais honnêtement, Ôishi était du genre à lire à travers les gens comme à livre ouvert...
Il gardait le silence. Il finit par soupirer et par s'allumer une deuxième cigarette.
Ooh, je vois, c'est comme ça que les vétérans font cracher le morceau...
Mais maintenant que je l'avais remarqué, cela ne servait plus à rien.
Je n'avais qu'à me taire et il n'apprendrait rien.
Il me suffisait de regarder le paysage en attendant qu'il abandonne.
— ... Éhhéhhéhhé !
Ah, vous n'êtes vraiment pas doué pour faire des cachotteries.
J'aime bien ce côté puceau, c'est mignon.
Je ne répondis rien. Ôishi écrasa sa troisième cigarette, puis il eut un petit rire.
Au début, je crus que cela signifiait ma victoire, mais en même temps, il était clair que je lui avais donné quelques certitudes.
Finalement, c'était peut-être moi qui m'étais fait rouler dans la farine...
Il remit le moteur en route et nous repartîmes.
— Si vous étiez un peu plus enclin à me faire des confidences, je crois que je pourrais vous être beaucoup plus utile, vous savez.
— ... Je ne vois pas trop comment.
Si ça se trouve, il sait très bien que je lui cache des choses, autant jouer son jeu.
— Oh, cela va dépendre de ce que vous me cachez, mais je pourrais vous faire rencontrer quelques indics de la région.
— Oho, un partenaire ?
— Ahahaha !
Aaah oui, c'est vrai que vous les appelez comme ça dans la capitale...
— Pourquoi est-ce que mon travail vous intéresse-t-il autant,
M. Ôishi ?
— Oh, je suis comme vous.
Notre travail, c'est de toujours tout savoir sur tout le monde.
Hmmm, c'était une proposition vraiment très alléchante.
Il nous fallait quelqu'un qui connaissait des gens dans le coin pour amasser des informations.
La meilleure manière de découvrir des choses sur les gens étaient de leur parler.
Mais nos chefs nous avaient toujours dit que les flics habituels étaient des passoires.
Ils étaient buveurs, bagarreurs, ils ne respectaient pas le silence.
Nous apprenions à les mépriser, car ils pouvaient révéler des tas de choses après quelques verres d'alcool.
En particulier ceux qui n'étaient pas très à cheval sur le règlement... comme Ôishi. J'hésitai un fameux moment à lui parler de l'enlèvement.
— Et il est au courant de combien de choses, ce partenaire ? Il est placé comment pour savoir tellement de choses ?
— Ahhahhahha !
Allons, allons, vous êtes de la DST, non ?
Vous savez bien que nous n'avons pas le droit de divulguer nos sources !
... C'était vrai, nos sources devaient toujours rester secrètes.
C'était la condition sine qua non, le minimum si l'on voulait obtenir des infos.
Ôishi savait au moins cela -- il était donc un peu mieux qu'une simple passoire.
... Je lui fais confiance ou pas ?
— Vous êtes au service de l'État, moi aussi, même si mon influence se limite au district.
Nous ne sommes pas si différents, vous et moi.
Je pense vraiment pouvoir vous aider.
C'est un beau parleur...
je doute fort qu'il veuille vraiment m'aider autant qu'il le dit.
— ... J'ai du mal à croire que vous veuillez m'aider sans aucune contrepartie.
— Ahahahaha !
Hmm, oui, vous n'avez pas tort, ce n'est pas désintéressé.
Je sais que vous autres de la DST avez un portefeuille un peu spécial qui vous sert à récompenser vos indics.
Vous pouvez le vider sans avoir besoin de montrer de facture…
donc si vous voulez vraiment rencontrer cette personne...
— Donc vous voulez simplement que je vous paie pour rencontrer votre partenaire ?
... Heureusement que vous êtes honnête.
Il avait un sacré culot de dire tout haut ce qu'il voulait.
Mais je dois dire que c'était plus simple pour négocier.
Il devait vraiment être doué pour les petits marchandages secrets.
— Ah non, ne vous méprenez pas, hein ?
Ce n'est pas moi qui ai besoin de cet argent, c'est mon indic'.
Mais bon, pour la forme, c'est à moi que vous le donnez.
Éhhé !
— Et ce serait pour quand ?
— Tout de suite si possible,
ou alors demain.
... Je sortis un portefeuille de ma veste -- mon deuxième portefeuille, pas le vrai.
Nous avions des prix fixés par tranche selon l'importance des informations récoltées.
Dans ce cas précis, je devais payer d'avance, et je ne savais pas ce que j'obtiendrais en retour. Je ne pouvais pas donner trop non plus...
Tandis que je réfléchissai à la somme à donner, Ôishi tendit le bras et me prit le contenu du portefeuille des mains.
— Dans ce genre de situations, c'est pas bien de jouer les avares.
Ne vous en faites pas, vous en aurez pour votre argent.
— ... ... Très bien.
Alors, soyons généreux.
— Et donc ?
Que voulez-vous savoir au juste ?
L'approche sera un peu différente selon l'objet de votre mission.
— ... Vous pouvez me jurer de n'en parler à personne,
M. Ôishi ?
— Allons, cela va de soi, je ne vais pas cracher sur le tableau de bord, quand même ?
Je suis comme vous,
je sais bien que l'on n'a pas le droit de divulguer les informations que l'on a reçues.
— ... ...
— Ahahaha,
très bien, j'ai compris, je vous le jure !
Je ne le répèterai à personne.
Je ne reviens jamais sur mes promesses d'argent, vous savez ?
Et puis, grâce à vous, je vais pouvoir payer mes dettes au mah jong.
Éhhéhhéhhé !
Jusqu'au dernier moment, j'hésitai à lui faire confiance, mais finalement, je cédai.
Il n'était pas sûr à 100%, mais il était au courant d'un nombre impressionnant de choses.
Il était le plus à même de m'aider à en finir au plus vite.
... Enfin, je fus prêt à lui en parler.
— ... Je cherche à découvrir si l'association des comités de défense des abysses des démons ne serait pas mêlée à une affaire en particulier.
— Une affaire en particulier ?
— Il est fort possible qu'un groupe mette la pression en ce moment sur M. Inugai, le ministre.
— C'est une formulation un peu bizarre...
— Il semblerait qu'il y ait un traître dans l'entourage proche du ministre.
Il a reçu la preuve que ses actions sont surveillées de très près
et refuse de demander l'aide de la police, ni la nôtre, d'ailleurs.
— ... Je vois.
Ce qui explique cette façon de présenter les choses.
... Mais il y a un problème, là.
Si le ministre n'en a parlé à personne, comment l'avez-vous su ?
Pour ça, il n'y a pas trente-six solutions, il faut l'espionner...
— ... Je ne vais pas vous faire un dessin, et je ne pense pas que votre partenaire ait besoin de le savoir.
L'inspecteur devait s'en douter -- il se contenta de rire dans sa barbe.
— Je vois, je vois.
Comme le ministre est surveillé par un espion, la DST a dû prendre seule les décisions.
Oui, c'est pas une affaire très jolie-jolie.
— Si cela éclate au grand jour, le ministre devra arrêter sa carrière politique, et je ne compte pas le nombre de têtes qui rouleront dans le gouvernement.
Si les malfaiteurs visent ce changement au pouvoir, la situation est grave.
— ... Oui, et vu que l'un tient avec l'autre, qui tient avec l'autre... on se retrouve avec une jolie péninsule d'élus qui pourrait se retrouver engloutie par un scandale.
D'où une montée en force de la gauche.
— Nous sommes en train de chercher quelles sont les revendications des malfaiteurs,
mais nous savons comment ils tiennent le ministre.
— ... Ah oui ?
— Ils ont enlevé... son petit-fils.
Les gens de son entourage le nient, mais il n'a pas été vu depuis plus de 72h.
— Trois jours...
S'ils voulaient une rançon, ce serait déjà fait.
— C'est pourquoi nous pensons que les ravisseurs attendent un geste politique.
Et nous ne pouvons pas laisser faire cela sans réagir.
— Et donc, l'association fait partie de la liste des suspects ?
— Exactement.
— ... ... Ils auraient enlevé le gamin pour demander le retrait du projet de barrage…
Hmmm...
— Vous en pensez quoi ?
Vous croyez que c'est possible ?
L'inspecteur resta un moment perdu dans ses pensées.
J'avais posé la même question au chef de la section à Gogura. Il m'avait dit “possible, oui” sans montrer la moindre hésitation.
Or, Ôishi, lui qui était tellement au courant de ce qu'il se passait par ici, avait l'air de bien pondérer la situation.
Puis, enfin... il murmura quelque chose.
C'était vraiment tout bas, et c'était bizarre.
— ... ... Avant l'ère Meiji, vous savez,
ce village s'appelait le village des abysses des démons.
Heh, c'est ma grand-mère qui me l'a dit, j'en sais rien, hein.
Cela n'avait rien à voir avec l'affaire, aussi je restai tout penaud.
— Le village des abysses des démons ?
Aaaaah, ce qui explique le nom de l'association, je ne voyais pas le rapport...
— On raconte que dans ce village, il y vivait des démons mangeurs d'hommes.
Les habitants du village croient d'ailleurs, même maintenant, qu'ils ont du sang de démon qui coule dans leurs veines.
— Des... cannibales ?
Ôishi, de quoi vous me parlez, là ?
— C'est une info pour vous.
Vous avez été généreux --
il y a même beaucoup trop, à vrai dire,
alors je vais vous rajouter de quoi faire passer la pilule.
Il avait un large sourire qui ne me disait rien de bon, mais il avait l'air tout à fait sérieux.
— ... ... ... Continuez, je vous écoute.
— Et donc ces démons cannibales,
eh bien, ils étaient craints et respectés, et ils vivaient sans rien demander à personne.
Mais bon, de temps en temps, il leur fallait de la chair fraîche. Alors ils descendaient de la montagne et allaient dans les villages pour chercher des proies.
Dans le coin, on appelle ça “l'enlèvement des démons”.
L'enlèvement des démons ?
C'était bien la première fois que j'entendais l'expression.
Mais elle me faisait une forte impression ; elle était très... malsaine.
— ... Vous savez, quand une personne disparaît sans laisser de traces ?
On dit souvent qu'elle a été “enlevée par les dieux”, non ?
Eh bien par chez nous, on dit “enlevé par les démons”.
— ... ... Et où est le rapport ?
— Oh,
rien de direct, je discute avec vous, c'est tout.
Mais...
Une grande secouade.
La voiture avait à nouveau tremblé.
Nous étions de retour sur le chemin goudronné.
— Mais ? Mais quoi ?
— Oh, rien, je voulais juste vous dire que par chez nous, c'était un mot qui pouvait signifier une disparition ou un enlèvement.
Je ne sais pas si cela a un rapport direct avec le gamin qui a été enlevé.
... Non, vraiment, rien de plus !
Je voulais juste vous parler de l'expression, c'est tout ! Éhhéhhéhhéhhé !
Alors comme ça, cette expression désignait les démons mangeurs d'hommes qui allaient enlever une proie ?
Donc dans ce cas, ils auraient envoyé des démons enlever le gamin pour punir le ministre d'avoir mis en route le chantier ?
Mais alors... ils l'ont déjà mangé ?
— ... Eh bien !
Voilà une histoire intéressante.
— Ceux qui pénètrent de force au village sont saisis et dévorés sur-le-champ.
C'est pourquoi il vaut mieux ne jamais aller là-bas, ne jamais s'approcher du village.
... Oh, bien sûr, les jeunes ne croient pas à ces histoires, mais les vieux...
Vous devriez voir les vieux à Okinomiya, ceux nés à l'ère Meiji y croient dur comme fer.
Tous les gens des villages alentour en ont donc peur.
Cela me rappelait certains éléments du dossier de la DST.
— Et puis vous savez,
dans les campagnes, ce genre d'histoires est très prisé.
Éhhéhhéhhé !
Je parie que vous, qui êtes de la ville, vous n'arrivez pas à vous l'imaginer.
Je vis une scène défiler dans ma tête.
Des démons qui couraient dans la rue pour enlever l'enfant et le manger en représailles.
C'était tellement ridicule que les bras m'en tombaient.
Ôishi s'est foutu de moi.
... C'est ridicule.
Complètement absurde.
... ... À bien y réfléchir, je dirais que déjà à cet instant, le village m'avait envoûté.
Mais je mis bien longtemps avant de m'en rendre compte...